Taylor Swift n’innove pas, elle se raffine
L’omniprésente vedette pop lançait vendredi The Tortured Poets Department, un album généreux, mais inutilement long
Sa tournée The Eras, qui se poursuit jusqu’à la fin de l’année, est la plus lucrative de l’histoire de l’industrie de la musique. CNN rapportait aussi l’été dernier que l’excitation de ses admirateurs avait provoqué lors de son escale à Seattle un tremblement de terre d’une magnitude de 2,3.
Nous vivons dans le monde de Taylor Swift, la plus importante artiste de notre ère. Si ses admirateurs, les swifties, formaient une nation, celleci serait assise à la table d’un nouveau G8. Et aujourd’hui, personne n’ignore que l’autrice-compositrice-interprète américaine de 34 ans a lancé dans la nuit de jeudi à vendredi son onzième album.
The Tortured Poets Department est une oeuvre colossale d’une durée de deux heures durant laquelle elle pose un regard neuf (et parfois caustique) sur ses relations amoureuses tout en réglant quelques comptes.
Sa tournée The Eras, qui se poursuit jusqu’à la fin de l’année, est la plus lucrative de l’histoire de l’industrie de la musique. CNN rapportait aussi l’été dernier que l’excitation de ses admirateurs avait provoqué lors de son escale à Seattle un tremblement de terre d’une magnitude de 2,3. Consacrée personnalité de l’année par le magazine Time l’année dernière, elle vient tout juste, selon Forbes, de rejoindre le cercle des milliardaires. Elle fait le bonheur des dirigeants de la NFL et provoque des cauchemars aux républicains, qui craignent qu’un appui de sa part au candidat démocrate puisse leur faire perdre la prochaine élection présidentielle.
Son oeuvre justifie-t-elle un engouement de la sorte ? Avec 1989, paru en 2014, Swift s’éloignait de la chanson country de ses premiers albums pour effectuer un virage vers la pop, un recadrage qui l’a propulsée vers les plus grands sommets. Dix ans plus tard, il faut bien reconnaître que l’autrice-compositrice a aiguisé sa plume. Son flair mélodique cherche moins le ver d’oreille que l’air nuancé qui s’incruste discrètement dans nos tympans — détail frappant, son style d’écriture semble s’être rapproché de celui de son amie Lana Del Rey, autre prolifique et célébrée autrice-compositrice du paysage pop. Ainsi, Taylor Swift ne se renouvelle pas sur le plan musical, mais polit sa chanson pop avec succès.
L’engouement
Oui, l’oeuvre justifie l’engouement, mais ne nous emballons pas : l’interprète des succès Shake It Off, Anti-Hero et Cardigan n’est pas du calibre d’une Joni Mitchell, à qui certains osent la comparer — pas encore, du moins.
Faisant à nouveau équipe avec les réalisateurs, compositeurs et arrangeurs Jack Antonoff et Aaron Dessner (de The National), Taylor Swift offre un album qui s’écoute en deux temps. La première partie porte les teintes synth-pop affichées sur le précédent Midnights, paru à l’automne 2022. S’y trouvent les compositions les plus fortes et accrocheuses du projet : la douceur new wave Fortnight en ouverture (collaboration avec un Post Malone effacé) ; la plus rock Florida!!!, formidable duo avec Florence + the Machine (la meilleure de l’album ?) ; la chanson titre, plus rythmée, assortie de cette strophe savoureuse d’autodérision (« You’re not Dylan Thomas / I’m not Patti Smith / This ain’t the Chelsea Hotel / We’re modern idiots ») ; ou encore le potentiel succès radio My Boy Only Breaks His Favorite Toys.
Puis So Long, London. La cinquième dans l’ordre. Cela lui conférerait une signification particulière, à en croire les « swiftologues », qui passeront des heures à décortiquer chacune de ses phrases pour y lire des allusions à l’un de ses ex ou à une célébrité mesquine à son endroit. Les thèmes de ses chansons — l’amour, la confiance en soi, le regard des autres sur elle — ne surprendront personne : son jardin intérieur est toujours bien délimité. Encore, Taylor Swift ne nous permet pas de comprendre le monde autrement, elle tente plutôt de nous décrire le sien, avec cet esprit qui lui fait écrire des strophes inspirées (mais pas celle où elle qualifie un de ses ex de « tattooed golden retriever »).
La seconde partie de l’album est plus gracieuse, nous ramenant dans l’atmosphère folk orchestrale de ses deux albums « pandémiques », Folklore et Evermore, parus en 2020. De délicates ballades piano-voix (Chloe or Sam or Sophia or Marcus, How Did it End?), les envoûtantes guitares acoustiques d’I Hate It Here et thanK you aIMee (qui serait une cinglante réplique à une célébrité l’ayant dénigrée), une douceur art pop intitulée Cassandra sur la fin…
Tout, parmi ces 31 nouvelles chansons, n’est pas mémorable, et l’album souffre de ces chansons inessentielles, au moins autant que de la prudence avec laquelle Taylor Swift articule sa pop, elle dont on espérerait ne serait-ce qu’une once d’audace sur le plan des thèmes abordés et de la facture sonore.
L’année 2024 passera à l’histoire pour sa phénoménale cuvée d’albums signés par les plus grandes vedettes pop de son époque. Beyoncé a ouvert le bal avec Cowboy Carter, paru le 29 mars. Dua Lipa lancera le sien le 3 mai prochain, suivi deux semaines plus tard par celui de Billie Eilish. Aujourd’hui, cependant, le nom de Taylor Swift est sur toutes les lèvres, et The Tortured Poets Department fera surchauffer encore plusieurs jours les serveurs de Spotify.