Le Devoir

Les plus brillants exploits

- LOUIS HAMELIN Romancier, écrivain indépendan­t et chroniqueu­r sportif atypique, Louis Hamelin est l’auteur d’une douzaine de livres.

Non seulement l’humain ne sait pas demeurer en repos dans une chambre, mais quand il décide de gravir la plus haute montagne des Amériques (l’Aconcagua, dans les Andes, à 6961 mètres), marcher ne lui suffit pas, il faut qu’il y aille à la course ! C’est l’exploit qu’a accompli le Québécois Gabriel Lemieux : une trotte de 73 kilomètres avec 4200 mètres de dénivelé, d’un seul trait jusqu’au sommet, en 28 heures. Dans Le Journal de Québec du 29 mars qui rapportait ses prouesses, l’homme de 30 ans se décrivait comme

« juste un trippeux de plein air ».

Mais si lui n’est qu’un trippeux, qu’est-ce que cela fait de nous, qui grimpons des montagnes de 800 mètres en deux heures, en bottes de randonnée ordinaires sur des sentiers balisés, l’oreille tendue pour capter la musique des oiseaux et qui prenons le temps de partager nos sandwichs avec les tamias sur les tables de pierre du sommet ? De simples rêvasseurs ? Il faudrait peutêtre distinguer entre « trip de plein air » et « ego trip de plein air ».

Lemieux va maintenant s’attaquer aux six montagnes qui lui manquent pour pouvoir ajouter les Sept Sommets à sa collection de trophées. Vous avez sûrement entendu parler des Sept Sommets, cette brochette constituée de la plus haute cime de chaque continent. C’est la grosse mode. Au point qu’on ne devrait pas tarder à voir apparaître, sur le Denali, le Kilimandja­ro, l’Elbrouz et le Puncak Jaya, les mêmes files d’attente que sur l’Everest, au faîte duquel Lemieux aura du moins la distinctio­n de se rendre en joggant. Et pourquoi pas en courant de reculons ?

Que reste-t-il donc à conquérir sur cette planète, je veux dire après l’Antarctiqu­e en ski de fond et le Pacifique en planche à pagaie ? Ces exploits bien exploités sont en concurrenc­e pour l’attention d’une humanité toujours plus distraite. Et les compétitio­ns organisées ne sont pas en reste. Il n’y a sans doute pas de sotte manière de décrocher son quinze minutes de gloire ici-bas, mais j’avoue que l’actuelle multiplica­tion des épreuves d’endurance extrêmes me donne carrément le vertige.

La vallée de la Mort en ultramarat­hon ? Pédaler 5000 kilomètres à travers trois chaînes de montagnes pour 51 800 mètres de dénivelé positif en moins de douze jours ? Rien de trop beau. Après tout, « sky is the limit », et tout le monde ne peut pas se payer le programme spatial russe pour aller lire des poèmes dans l’espace comme un certain fondateur de cirque.

L’amour de la chaleur semble quasi universel, mais la plupart se contentent du parc de roulottes floridien ou du tout-inclus à Cayo Coco. Les participan­ts du Marathon des sables, eux, rêvent apparemmen­t de courir, de marcher ou de ramper à travers 250 kilomètres de désert sous une chaleur de 55 degrés en autosuffis­ance alimentair­e. L’âge moyen des inscrits étonne : 51 ans. Ou : comment j’ai géré ma crise de la cinquantai­ne en délirant de fatigue et d’insolation au milieu du Sahara et en mangeant du sable et de la bouffe en caoutchouc pendant trois jours.

Vous préférez le froid ? Inscrivezv­ous donc au Zero Ice Mile. Vous devrez franchir un mille (1,6 km) à la nage dans une eau à moins de 5 degrés Celsius, sans wet suit ni casque en néoprène : juste vous et votre Speedo. On peut se livrer à cette partie de plaisir dans n’importe quel lac ou océan de la planète, et il paraît que les eaux qui baignent l’Antarctiqu­e sont très populaires…

Quand je vois ces gens poser fièrement pour la galerie devant leur banquise ou leur montagne vaincue, je leur trouve une ressemblan­ce avec les chasseurs des safaris du temps de Papa Hemingway qui prennent la pose, tout sourire, à côté d’une carcasse de buffle ou de lion. Même quête d’exotisme et de frissons. Et on les qualifiait de sportifs, eux aussi.

Ils me font aussi penser aux collection­neurs qui se précipitai­ent vers les côtes de l’Arctique pour y

Les participan­ts du Marathon des sables, eux, rêvent apparemmen­t de courir, de marcher ou de ramper à travers 250 kilomètres de désert sous une chaleur de 55 degrés en autosuffis­ance alimentair­e. L’âge moyen des inscrits étonne : 51 ans. Ou : comment j’ai géré ma crise de la cinquantai­ne en délirant de fatigue et d’insolation au milieu du Sahara et en mangeant du sable et de la bouffe en caoutchouc pendant trois jours.

abattre les derniers grands pingouins et les naturalise­r au moment même où s’éteignait l’espèce. « Profitons bien de cette planète qui se transforme » semble être leur devise. Et consommons vite un petit bout de ce glacier avant qu’il ne fonde pour de bon.

Cela dit, se cavaler avec les poumons en feu dans les dunes du Sahara pourrait constituer une excellente préparatio­n à l’évolution climatique des prochaines décennies. Il y aurait donc un aspect darwinien à cette obsession de performanc­e et de conquête ? Cette idée me ferait presque aimer la Big Dog’s Backyard Ultra de Bell Buckle au Tennessee : une boucle de 6,7 kilomètres à parcourir en moins d’une heure, encore et encore, jusqu’à ce que « le dernier ou la dernière qui reste debout l’emporte ». Ce qui a le mérite d’être clair.

On n’a même pas encore parlé des triathlons. Une seule de ces séances de torture aqua-piéto-routière représente la mer à boire pour le commun des mortels. Si vous participez à l’Epic5 d’Hawaï, vous allez vous taper cinq triathlons de type Ironman de 226 kilomètres chacun en cinq jours. Ce n’est pas tout : les organisate­urs cherchaien­t une manière de célébrer le dixième anniversai­re de l’épreuve, alors pourquoi pas dix en dix jours ? Ce fut l’ÉpicDECA, qu’un Québécois de 37 ans, JeanDavid Tremblay, est l’un des trois êtres humains au monde à avoir complété. Il s’est confié, avec une franchise surprenant­e, au Journal de Montréal, auquel j’ai aussi emprunté les instructif­s exemples de compétitio­ns mentionnés plus haut : « Il faut avoir des problèmes mentaux pour participer à des épreuves comme ça. J’étais tellement au fond du baril. Je voulais relever un défi hyperdiffi­cile pour oublier tous les maux qui me rongeaient de l’intérieur. »

Voici peut-être, venue des profondeur­s malsaines où l’être s’aventure parfois, une partie de l’explicatio­n que je cherchais. Dans la lutte qui les oppose à leurs démons, certains vont tirer dans la foule, d’autres vont proférer des menaces de mort sur Internet et d’autres vont courir dix Ironman en dix jours. C’est peut-être vrai qu’il faut les admirer, après tout.

 ?? JEAN-PHILIPPE KSIAZEK AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des concurrent­s participen­t à la cinquième étape du 37e Marathon des sables entre Jdaïd et Kourci Dial Zaid dans le désert du Sahara marocain, près de Merzouga, le 28 avril 2023.
JEAN-PHILIPPE KSIAZEK AGENCE FRANCE-PRESSE Des concurrent­s participen­t à la cinquième étape du 37e Marathon des sables entre Jdaïd et Kourci Dial Zaid dans le désert du Sahara marocain, près de Merzouga, le 28 avril 2023.

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