Les Québécois et la peur
« “Pour liquider les peuples […], on commence par leur enlever la mémoire. […] Et la langue ? Pourquoi nous l’enlèverait-on ? Ce ne sera plus qu’un folklore qui mourra tôt ou tard de mort naturelle.” […] Nul ne sait ce qui va se passer. Une chose, pourtant, est certaine. Dans les instants de clairvoyance, le peuple tchèque peut voir de près devant lui l’image de sa mort. Ni comme une réalité ni comme un avenir inéluctable, mais quand même comme une possibilité tout à fait concrète. Sa mort est avec lui. »
Dans ce passage du Livre du rire et de l’oubli (1978), Milan Kundera aurait très bien pu écrire « le peuple québécois ». Peuple dans les deux sens du terme. Celui, culturel, d’une communauté de destin pourvue d’une identité singulière forgée au fil du temps long à l’aide d’une culture et d’une langue communes, qui donnent sens aux événements et au fait d’habiter un certain territoire. La langue et la culture disent qui l’on est, comment l’on existe.
L’aspect politique, lui, renvoie aux citoyens qui s’organisent entre eux et s’efforcent de vivre ensemble. Les citoyens font des choix pour leur présent et leur avenir, avec tout ce que l’action implique de responsabilité, de courage et d’incertitude. Choisir, c’est décider ; décider, c’est exister et l’assumer.
En ce moment, on reproche de tous les côtés au chef du Parti québécois (PQ) ses propos au sujet du mépris et des sévices subis par les Canadiens français. À défaut de pouvoir les réfuter historiquement, on dit que cela date. Nous sommes en 2024, dorénavant tournés vers l’avenir ; il faudrait tourner la page, le ressentiment n’étant plus de mise. Ces critiques apparaissent fort étranges, venant de gens et de partis qui — à juste titre — se font les ardents défenseurs des opprimés et de la justice historique.
Bizarre : les injustices du passé, même lointain, devraient être régulièrement rappelées, sauf celles dont ont été victimes les francophones du Canada.
On dit également qu’il n’y aurait plus de place pour les discours de peur dans l’espace public politique. Or, on parle constamment de peur : peur d’un conflit nucléaire, peur de la montée du mercure, du niveau de la mer, de l’inflation et de l’extrême droite, peur de l’endettement des jeunes et des ménages, peur pour nos enfants devenus trop anxieux, etc.
Cette objection est d’autant plus ironique qu’elle provient de ceuxlà mêmes qui depuis des décennies usent de la peur pour tranquilliser les Québécois.
De 1976 à 1995, les campagnes des fédéralistes (francophones et anglophones) furent essentiellement des campagnes de crainte. Et nul doute que cela se répétera si le PQ est élu et qu’il tient un troisième référendum dans les prochaines années. On ressortira les mêmes rengaines, les mêmes inepties. « Les Québécois veulent manger trois fois par jour », dixit Denis Coderre.
Bien au contraire, Paul St-Pierre Plamondon a raison d’évoquer les menaces actuelles et réelles pour le peuple québécois, tant au point de vue culturel (déclin du français, immigration non contrôlée) qu’au point de vue politique (ingérence du fédéral dans les champs de compétence provinciaux). Puisqu’il est question ici de conséquences existentielles. En abordant ces sujets, PSPP ressort les vieux démons qui, au fond, n’ont jamais quitté son peuple.
Ne nous y trompons pas : il n’y a rien de fortuit dans tout cela. Avec, notamment, le fils qui s’évertue, à Ottawa, à parachever l’oeuvre du père, le peuple québécois entre dans une phase de son histoire où il « peut voir de près devant lui l’image de sa mort, comme une possibilité tout à fait concrète ».
Ne pouvant se résoudre à pleinement exister non plus qu’à complètement disparaître, le peuple québécois a cru pouvoir être politiquement autonome et demeurer lui-même au sein de la fédération canadienne. Mais l’illusion, révélée dans toute sa splendeur par les échecs du gouvernement caquiste, a fait son temps. Il se heurte maintenant à la réalité, que PSPP ne fait que nommer. Rappeler que l’heure des choix qui approche dérange. Le réflexe est alors de tirer sur le messager.
La prochaine campagne référendaire en sera une de peur. Idem pour la campagne électorale qui la précédera. Il ne pourra en être autrement, puisque la mort fait peur aux Québécois. Exister aussi.
Reste donc à voir ce qu’ils redoutent le plus.
Bizarre : les injustices du passé, même lointain, devraient être régulièrement rappelées, sauf celles dont ont été victimes les francophones du Canada