Le Devoir

Se souvenir de Guy Rocher

À 100 ans aujourd’hui, ce monument de dignité, de sérénité et de lumière sera toujours avec nous

- Gérard Bouchard

L’auteur est historien, sociologue, écrivain et enseignant retraité de l’UQAC. Ses recherches portent sur les imaginaire­s collectifs.

Cet homme possède un bagage assez rare de qualités éminentes, aussi bien personnell­es qu’intellectu­elles. Je l’ai connu à l’occasion d’un petit livre sans prétention que nous avons fait ensemble, avec la collaborat­ion de son neveu François (Les francophon­es québécois, 1991). Je connaissai­s le sociologue qu’il était, je désirais me rapprocher de lui. Nous sommes devenus amis, ce dont je me suis toujours senti honoré.

C’est un homme qui s’est généreusem­ent dévoué, d’abord pour le Québec. Il fut très étroitemen­t associé à de grands combats de notre histoire contempora­ine : l’éducation, la démocratis­ation, la laïcité, la langue, la souveraine­té. Il a toujours été très fidèle à ses conviction­s ; il n’en a jamais dévié. Sa gentilless­e, sa grande ouverture au débat, sa diplomatie recouvraie­nt une fermeté de principes inébranlab­le. Son parcours est une ligne droite.

Comme scientifiq­ue, il a laissé une oeuvre considérab­le qu’il n’a pas souhaité regrouper en quelques volumes qui seraient sans doute devenus des classiques. Mais toutes les pièces sont

Guy Rocher s’est généreusem­ent dévoué, d’abord pour le Québec. Il fut très étroitemen­t associé à de grands combats de notre histoire contempora­ine : l’éducation, la démocratis­ation, la laïcité, la langue, la souveraine­té. Il a toujours été très fidèle à ses conviction­s ; il n’en a jamais dévié.

surtout des ouvrages collectifs qu’il a dirigés (ou codirigés), de très nombreux articles et chapitres de livres, et quelques ouvrages remarqués tout de même sur divers sujets. Parmi ceux-là, je n’oublie pas de mentionner son célèbre manuel de sociologie en trois tomes qui a connu et connaît toujours un énorme succès, ayant été traduit en plusieurs langues et diffusé à travers le monde. Il s’est montré exceptionn­ellement généreux aussi en prenant la parole publiqueme­nt sous la forme d’innombrabl­es conférence­s, communicat­ions à des colloques, interviews, etc.

Le professeur était adoré de ses étudiants. Leurs témoignage­s vantent le grand pédagogue qu’il était, très attentif à chacun, à chacune, respectant leurs opinions mais s’assurant qu’elles étaient bien réfléchies. Étudiant en 1964-1968 à l’Université Laval qu’il avait quittée quelques années auparavant, je n’ai pas eu le bonheur de suivre ses enseigneme­nts. Mais mon frère Lucien, alors qu’il suivait des cours en sciences sociales, l’a eu deux fois comme professeur. C’est l’un de ses plus beaux souvenirs d’étudiant.

J’aimais le consulter (souvent par téléphone ou par courriel) sur des sujets relatifs à mes travaux. Je sortais toujours de ces échanges plus savant, plus éclairé. C’était un maître exigeant mais patient, indulgent et attachant. Il aimait rire ; il savait aussi se moquer, mais finement, jamais méchamment. Sa sérénité m’a toujours étonné, il n’avait donc pas de démons ? Ou bien il les avait domptés, ce qui n’est pas moins remarquabl­e…

Au chapitre de ses qualités personnell­es, j’ai mentionné sa générosité. Il en a bien d’autres. C’était un interlocut­eur modeste et fascinant par son savoir, ses jugements toujours clairs et nuancés, sa grande sagesse aussi et sa modération : jamais d’emportemen­ts, de malices, jamais de confidence­s ou de propos désagréabl­es sur qui que ce soit. Il donnait l’impression de n’avoir que des amis — qui en aurait voulu à Guy Rocher ?

Je pose la question, mais j’ai toujours soupçonné qu’il a eu un rapport parfois difficile avec la direction de l’Université de Montréal. Je me suis avisé en 1995 qu’elle n’avait pas encore présenté la candidatur­e de son professeur-vedette à un Prix du Québec. Je me réjouis aujourd’hui d’avoir contribué à réparer cette injustice.

Nous nous accordions sur toutes les choses essentiell­es. Nous avons pourtant eu un différend au sujet de la laïcité. Notre désaccord portait moins sur les grands principes que sur des modalités. Mais dans la fièvre qui avait envahi ce débat, l’affaire a pris des proportion­s que nous n’avions pas prévues. Nous nous sommes succédé à la commission parlementa­ire pour défendre nos points de vue. Mais je l’ai fait dans le plus grand malaise et avec tout le respect qui s’imposait. Néanmoins, ce fut une épreuve pénible dont il a peut-être souffert lui aussi. Quoi qu’il en soit, cet épisode, paradoxale­ment, m’a fait davantage apprécier ses qualités. Un jour, il a décidé que ça suffisait, qu’il fallait classer cette affaire, et les choses sont redevenues comme avant. Nous n’avons pas eu besoin d’en discuter, son comporteme­nt disait tout.

J’ai eu aussi le bonheur de connaître sa compagne, Claire-Emmanuèle Depocas, une grande dame, remarquabl­e d’intelligen­ce et de distinctio­n, de gentilless­e et d’élégance aussi. Et de conviction­s (elle fut en sa jeunesse collaborat­rice à Parti pris). Bref, une compagne exemplaire à laquelle monsieur Rocher s’adresse toujours avec beaucoup de tendresse — je dis « monsieur » Rocher, je ne me suis jamais autorisé à le tutoyer.

Il sera toujours avec nous ; sa vie est un monument. Un monument de dignité, de sérénité et de lumière.

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? Le sociologue Guy Rocher, en 2021. Cet homme possède un bagage assez rare de qualités éminentes, aussi bien personnell­es qu’intellectu­elles, selon l’auteur.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Le sociologue Guy Rocher, en 2021. Cet homme possède un bagage assez rare de qualités éminentes, aussi bien personnell­es qu’intellectu­elles, selon l’auteur.
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