Venise, carrefour du commerce, sous l’oeil de Kapwani Kiwanga
Le pavillon canadien de la Biennale est transformé par les perles conterie de Murano
La 60e Exposition internationale d’art, la célèbre Biennale di Venezia, s’ouvre cette fin de semaine avec, ou après, le faste qui lui est rattaché — trois jours de préouverture, notamment. L’ailleurs et le lointain, termes connotés de colonialisme, seront présents en particulier dans le principal site de l’événement, les Giardini, où se trouvent les plus vieux pavillons nationaux, dont celui du Canada.
L’exposition centrale, portée pour la première fois par un commissaire latino-américain et plus largement par une voix de l’hémisphère Sud — le Brésilien Adriano Pedrosa, du Musée d’art de São Paulo —, se déroule sur le thème « Étrangers partout ». Le pavillon de la France sera occupé pour la première fois par un artiste originaire des Caraïbes, Julien Creuzet. Dans le bâtiment tchèque et slovaque, Eva Kot’átková propose un projet critique du collectionnement d’animaux dits exotiques à travers le cas d’une girafe emblématique du zoo de Prague. Le Danemark sera représenté par un Inuit du Groenland, Inuuteq Storch. Et ainsi de suite.
Le Canada, lui, a sélectionné Kapwani Kiwanga, née à Hamilton, mais formée artiste et basée à… Paris. Elle métamorphose le pavillon canadien, souvent décrié pour son architecture inhospitalière, avec une installation immersive inspirée par le commerce mondial. L’oeuvre, baptisée Trinket (« bibelot » en français ou, s’il s’agit du verbe, « comploter »), possède les subtilités politiques qui font la renommée de celle qui est appelée à devenir une vedette internationale, si elle ne l’est pas déjà.
La diversité de son esthétique et de ses matériaux a fait dire à l’écrivaine et architecte Lesley Lokko, dans une imposante monographie publiée en 2022, que « l’art de Kiwanga n’est facile ni à définir ni à expliquer, car il résiste à toute catégorisation disciplinaire ». En entrevue, la principale intéressée le reconnaît en riant, mais celle qui a souvent abordé le colonia
lisme parvient à pointer un trait caractéristique de sa pratique : « les questions de pouvoir et de l’asymétrie du pouvoir ».
Avant de s’établir en France, l’Ontarienne est passée par Montréal, où elle a étudié en anthropologie et en religion comparée. Elle a poursuivi sa formation à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et au Fresnoy, une école d’art réputée située près de la frontière belge.
« Montréal est le dernier endroit où j’ai vécu au Canada. J’en garde de très bons souvenirs », dit-elle depuis Rome, où elle bénéficie d’une des seize résidences au sein de la villa Medici de l’Académie de France. Une fois sa carrière amorcée, elle est revenue au Québec en 2018 pour exposer, coup sur coup, au centre Clark, dans le Mile End, et au Musée d’art de Joliette. En 2024, son nom est réapparu ici lors de deux expositions collectives, l’une au centre d’artistes montréalais Optica, l’autre à la Manif d’art, la biennale de Québec (en cours jusqu’au 28 avril).
Celle qui expose partout où ça compte depuis dix ans arrive à 46 ans à la Biennale de Venise mûre d’une solide expérience et honorée de prix, dont le prix Marcel-Duchamp 2020 avec sa bourse de 90 000 euros, qui confirme le « foisonnement créatif de la scène française ». Alors, Venise, c’est gros ?
« En ce qui concerne la taille, ce n’est pas le plus grand, répond-elle. Mais pour ce qui est de la visibilité, c’est la plus grande plateforme, l’invitation la plus importante qui soit, pour le prestige et la responsabilité. [C’est moi qu’on a choisie] parmi tous les artistes canadiens qui auraient pu l’être. Du coup, il faut que je réalise quelque chose qui fasse honneur [à mes] confrères et consoeurs. »
Des milliers de perles
Venise, carrefour historique du commerce, est à l’origine de l’oeuvre que Kapwani Kiwanga a conçue pendant un an et demi, accompagnée par la commissaire Gaëtane Verna. C’est la perle conterie, propre à Murano, île de la lagune de Venise connue pour sa tradition de la verrerie, qui est au coeur de la transformation du pavillon canadien en un bâtiment dont l’extérieur et l’intérieur se confondent. L’artiste en a utilisé des milliers, parmi d’autres matériaux, comme le bois, des métaux ou de l’huile de palme.
« Tous mes travaux s’ancrent dans un lieu. C’est le point de départ. J’élabore rarement un projet dans ma tête, à l’atelier, que je pose après dans un environnement. J’ai une invitation, je visite les lieux, et je réponds au contexte environnemental, social, économique, politique ou architectural. À Venise, il y a tout ça. »
Kapwani Kiwanga a découvert Venise en touriste, « assez jeune ». Et si elle y est retournée plus d’une fois pour la Biennale — « pas souvent, je n’avais pas les moyens, [j’y allais] quand on m’invitait » —, elle a toujours gardé son impression initiale : une petite ville à la portée gigantesque. Hésitant entre un projet autour de la botanique inspiré par les Giardini et un autre avec le verre, elle a choisi le second, pour le jeu d’échelle qu’il offrait. La conterie a été déterminante quand l’artiste a compris que la petite perle avait longtemps servi de monnaie d’échange et façonné le monde depuis le XVIe siècle.
Kapwani Kiwanga évoque l’huile de palme comme un exemple d’une ressource que l’Europe, alors en pleine Révolution industrielle, obtenait en échange des perles de Murano. Cette huile moins chère a permis « de faire tourner des machines », a-t-elle constaté lors de ses recherches, alors que des formes systémiques d’esclavage et d’extraction de minéraux se développaient de manière parallèle.
Les matériaux à l’état brut qu’elle a apportés à Venise rendront compte, espère-t-elle, de la complexité de l’économie mondiale et permettront de nouvelles lectures de l’histoire vénitienne. Son approche ne vise cependant pas à raconter explicitement un fait, ni à en dénoncer. Kapwani Kiwanga préfère miser sur la poésie de l’art et sur l’expérience physique de ses installations, que ce soit cette Trinket ou une autre.
« L’idée n’est pas de changer le passé, plutôt de le comprendre et de comprendre [le présent], dit-elle, en pensant aux contextes humains et environnementaux pas toujours sains. On construit nos sociétés sans savoir d’où ça vient. Je pose toujours une question très simple : pourquoi ? Pourquoi comme ça ? »