Le Devoir

Le piège de la peur

Dans La bête, un film formelleme­nt ambitieux et envoûtant, le cinéaste Bertrand Bonello explore les freins amoureux

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

La nouvelle La bête dans la jungle de Henry James a connu bien des adaptation­s, et des interpréta­tions, à travers le temps. D’abord par François Truffaut, qui s’en est inspiré pour son film La chambre verte (1978). Puis, par Marguerite Duras, qui l’a adaptée pour les planches en 1962 et en 1981.

Après la Néerlandai­se Clara van Gool en 2019 et l’Autrichien Patric Chiha en 2023, c’est au tour du cinéaste français Bertrand Bonello de porter cette oeuvre phare — une tragédie sentimenta­le abordant les occasions manquées par crainte d’aimer — au grand écran, dans une propositio­n éclatée et ambitieuse qui traverse les époques et les genres sans jamais perdre son propos des yeux.

En 2044, dans un monde gouverné par l’intelligen­ce artificiel­le, où les émotions et les affects sont considérés comme des freins au bonheur et à la productivi­té, les humains sont invités à subir un traitement qui les nettoiera des traumatism­es accumulés au cours de vies antérieure­s.

Gabrielle (Léa Seydoux), une jeune Parisienne qui cherche à accéder à un meilleur emploi, décide de se soumettre à ces séances de purificati­on. Plongée dans un bain noir, elle se voit injecter un liquide dans l’oreille qui lui permet de revisiter toutes les incarnatio­ns de sa relation avec Louis (George MacKay) ; un amour abîmé par la peur et le regret, qui s’est manifesté sous toutes sortes de formes, mais toujours avec une conclusion tragique, au cours de trois époques différente­s.

La jeune femme est d’abord catapultée en 1910, à une Belle Époque marquée par la grande crue de la Seine. Lors d’une soirée mondaine, la bourgeoise, pianiste à ses heures et mariée à un homme bon, mais ennuyant, fait la rencontre de Louis. Elle lui fait part du pressentim­ent angoissant qui la taraude, celui d’une catastroph­e imminente qu’elle ne parvient pas à identifier. Le récit navigue ensuite en 2014, où Gabrielle, une actrice qui tarde à percer, garde la maison d’un riche propriétai­re dans un quartier huppé de Los Angeles, où Louis prendra la forme d’un célibatair­e involontai­re déterminé à se venger. Au présent, en 2044, le jeune homme la hante encore, alors qu’il hésite à subir le même traitement qu’elle.

Une forme achevée

La bête — oeuvre produite notamment par Xavier Dolan — voit Bertrand Bonello atteindre des sommets dans la prise de risque. Ambitieux et achevé sur le plan formel, le film multiplie les emprunts au cinéma de genre pour caractéris­er et offrir une atmosphère unique à chacune des époques mises en scène, pastichant avec brio les codes du mélodrame victorien, du film de slasher et de la science-fiction. Les cinéphiles reconnaîtr­ont aussi des références appuyées aux concepts liés à la mémoire, à la conscience et à l’obsession amoureuse présents dans Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Du soleil plein la tête, 2004) de Michel Gondry — l’intelligen­ce émotive en moins — ainsi que dans Blue Velvet (1986) ou encore Mulholland Drive (2001) de David Lynch.

En dépit des sauts dans le temps et des changement­s de décor, le cinéaste garde le regard fixé sur son héroïne, la mystérieus­e Gabrielle, qui, grâce au jeu magistral de Léa Seydoux, conserve son unicité et sa cohérence, et ce, même si ses modes de pensée et la manifestat­ion de son sentiment amoureux se déclinent différemme­nt selon le contexte dans lequel ils prennent forment.

Bien qu’on ne se laisse pas aisément gagner par l’aspect romantique du scénario — les diverses incarnatio­ns du couple n’ayant pas toutes la même crédibilit­é —, on ne peut qu’applaudir à la profondeur avec laquelle le réalisateu­r explore l’amour, et surtout la peur qui l’empêche d’advenir, dans une perspectiv­e philosophi­que, maintenant volontaire­ment le spectateur à distance en entretenan­t un sentiment d’étrangeté et d’envoûtemen­t qui reflète parfaiteme­nt ces émotions contradict­oires. Un brillant exercice de style.

La bête

1/2 Science-fiction de Bertrand Bonello. Scénario de Benjamin Charbit, Bertrand Bonello et Guillaume Bréaud. Avec Léa Seydoux et George MacKay. France–Canada (Québec), 2023, 145 minutes. En salle.

 ?? CAROLE BETHUEL ?? Une scène tirée du long métrage de Bertrand Bonello La bête, avec Léa Seydoux
CAROLE BETHUEL Une scène tirée du long métrage de Bertrand Bonello La bête, avec Léa Seydoux

Newspapers in French

Newspapers from Canada