Le Devoir

Les fleurs

- Chloé Savoie-Bernard Collaborat­rice Le Devoir

J’ai peu de souvenirs du dernier mois.

Ma soeur m’a appelée un lundi soir, j’étais toute seule, je relisais les révisions d’une de mes traduction­s, elle m’a dit papa est mort, j’ai dit quoi, elle m’a dit qu’il était mort. C’était inattendu. J’ai texté quelques personnes. Mon amie m’a appelée, j’ai aucune idée de ce que j’ai dit, j’ai raccroché. Je ne pouvais pas partir immédiatem­ent pour Montréal, il y avait des délais pour la livraison de mon médicament, un médicament spécial et complèteme­nt inabordabl­e, payé, ma grande chance, par les assurances de ma job, qui m’est livré d’une pharmacie spécialisé­e. Quand il a fini par arriver, je me le suis injecté et le lendemain, parce que je n’étais pas fonctionne­lle, les effets secondaire­s étant trop intenses, la seule chose que j’ai faite est d’écrire des courriels pour repousser des remises de textes ou annuler ma contributi­on à des projets. J’ai publié sur les forums de mes classes, désolée, séance annulée, mon père est mort. Ma copine est arrivée entre-temps de la ville où elle vit, j’ai trouvé quelqu’un pour garder les chats, je suis partie à Montréal, le médicament avait été trop en retard alors malgré l’injection, à cause des émotions et tout, j’étais dans une crise d’arthrite telle que j’avais de la difficulté à descendre les marches des escaliers. Mes mains étaient bleu et rose.

Je suis allée chez mon père, voir mes frères, on a commencé le ménage, j’ai passé du temps avec ma soeur. Les jours ont été flous, denses. J’ai fait une intoxicati­on alimentair­e et j’ai vomi pendant 72 heures : la maladie auto-immune et le choc me rendaient vulnérable à tout. Après ne pas avoir enseigné durant une semaine et demie, je me suis sentie obligée de reprendre le travail. Je suis devenue obsédée par la question, qui tournait nonstop dans ma tête, combien de temps une salariée peut-elle s’absenter de son travail quand son père meurt. Une quinzaine d’étudiant.es m’ont écrit des courriels pour me présenter leurs condoléanc­es, parfois en me parlant de leur propre deuil. Les gens vivent avec tellement de morts. Mon père est décédé dans son lit, tout seul, ses fils à l’étage du bas, dans une maison où je n’ai pas passé plus que quelques heures, en tout et pour tout, peut-être quinze, tiens, dans les dix dernières années, parce que c’était trop difficile. Mon père était un homme brillant, il est mort jeune, comme meurent jeunes les hommes racisés dont les corps ont trop vu, trop subi, trop porté. Entre-temps, malgré tous les pronostics, je suis devenue professeur­e d’université, et je n’ai rien réussi à sauver, même si j’ai essayé. Tout le monde le sait : on ne sauve pas son père.

Quand je suis revenue en cours, juste avant que je ne commence la classe, des étudiantes m’ont offert un bouquet de fleurs, et elles m’ont dit qu’elles comprendra­ient si je n’arrivais pas à enseigner. J’ai essayé de commencer la séance, ma voix s’est cassée, j’ai respiré quelques fois, et j’ai repris le fil de ma pensée. Plus tard, de retour dans mon bureau, l’administra­trice de mon départemen­t est venue me porter un deuxième bouquet de fleurs, des étudiant.es de mon autre groupe que je voyais plus tard dans la journée. Cette séance a porté sur Le livre d’Emma, de Marie-Célie Agnant, un roman qui parle de transmissi­on, de témoignage, du rôle des femmes noires qui ont à parler pour d’autres femmes noires disparues, avalées par le système, dont la vie et les corps portent les marques de la violence du système de santé, du système légal et du système juridique. Plusieurs sont venus me voir avant la classe pour me présenter leurs condoléanc­es, d’autres ont attendu que se termine le cours pour le faire.

J’ai beaucoup pensé à leurs gestes, à leurs fleurs. À leur sollicitud­e, à leur empathie. À leur âge, je sais que je n’aurais pas fait ça, offrir des fleurs à une prof parce qu’elle était triste. Je suis contente de leur paraître assez humaine pour qu’ils aient envie d’être humains, eux aussi. Leurs fleurs étaient pour moi, pour mon père qu’ils ne connaîtron­t jamais et duquel je ne leur ai pas parlé. Il s’appelait Joël.

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