Cure d’ambiguïté
Avec Le banquet des Empouses, la Polonaise Olga Tokarczuk offre une fascinante relecture féministe et surnaturelle de La montagne magique de Thomas Mann
Septembre 1912. Mieczyslaw Wojnicz, un étudiant polonais atteint de tuberculose, s’installe dans une pension de Görbersdorf, une « station climatique de montagne pour les malades poitrinaires » située en Silésie prussienne, près de la frontière tchèque.
Entre les repas à heures fixes, les promenades au grand air, les séances d’hydrothérapie et les consultations médicales au sanatorium, Mieczyslaw va se retrouver à la « Pension pour Messieurs » en charmante compagnie. À commencer par l’inquiétant monsieur Opitz, le propriétaire, dont l’épouse s’est pendue le matin de l’arrivée de notre héros.
Parmi d’autres pensionnaires tuberculeux comme lui : un écrivain viennois spécialiste des langues anciennes, humaniste et socialiste, un enseignant de Königsberg, terriblement misogyne, un étudiant des Beaux-Arts de Berlin en phase terminale.
Pour Mieczyslaw, jeune homme sensible qui a perdu sa mère en bas âge, élevé par un père autoritaire obsédé par la virilité (« Être un homme, c’est apprendre à devenir hermétique à ce qui vous dérange », lui a-t-on appris), ce séjour est l’occasion paradoxale d’être enfin « presque libre ».
Avec Le banquet des Empouses, « roman d’épouvante naturopathique », son neuvième, la romancière polonaise née en 1962, Prix Nobel de littérature 2018, signe une version féministe et habilement détraquée de La montagne magique (1931), le grand roman de Thomas Mann.
Entre deux petits verres de liqueur locale, ces messieurs discutent des grandes affaires du monde, festival des poncifs et de la misogynie. Ce qui poussera le jeune homme à emprunter des chemins de traverse, ainsi qu’à explorer de manière de plus en plus intime la petite chambre de la défunte madame Opitz au grenier de la pension.
De fait, à Görbersdorf (aujourd’hui Sokołowsko, en Pologne), les femmes sont presque invisibles. Et pourtant, très vite, le lecteur réalisera qu’elles sont partout, « spectatrices assidues » qui sont aussi, d’une certaine façon, les narratrices du roman. Ce sont même elles, comprend-on, qui régulent les lieux, forces obscures et vives de la nature, âmes archaïques de la montagne et des sous-bois.
Et les disparitions régulières de jeunes hommes alimentent le folklore local, alors que des cadavres, dit-on, auraient été retrouvés déchiquetés dans la forêt. Certains évoquent des sorcières ou les esprits féminins des lieux qui rappellent les Empouses, ces créatures fantastiques issues de la mythologie grecque associées à la déesse Hécate, qui séduisent les hommes et absorbent leurs forces jusqu’à ce qu’ils meurent. Et si c’était vrai ?
Dans ce climat inquiétant et ambigu, où partout rôde la mort — qu’elle soit naturelle ou non —, les apparences vont peu à peu finir par se disloquer et la vérité du monde, par apparaître dans toute sa complexité. Le drame intérieur de Mieczyslaw, lié à une « anomalie » dont on prendra peu à peu la mesure, y trouvera le théâtre parfait pour se dénouer.
Avec ce roman surnaturel dans lequel Franz Kafka donne la main à Thomas Mann, l’autrice des Pérégrins (Noir sur Blanc, 2010) avance de son écriture précise, presque cinématographique, et pousse loin l’idée de transformation.
Une invitation à « voir aussi avec nos autres sens » et à envisager l’entre-deux.