Tout savoir
Je le dis sans plastronner, tout simplement parce que c’est vrai : je suis animé par une insatiable quête de savoir. Je souhaiterais, dans le domaine des connaissances intellectuelles, tout savoir. Je sais bien que c’est impossible, mais mon désir de m’approcher de ce but me stimule au quotidien et me rend heureux.
Je ne comprends pas ceux qui disent vouloir mettre leur cerveau à off de temps en temps. Le mien est à on en permanence — ça fatigue mon entourage, d’ailleurs —, non seulement quand je lis des livres sérieux, mais aussi quand j’écoute le hockey ou des téléromans. Je veux comprendre et trouver du sens, donc j’analyse et je creuse. Ça ne m’épuise pas ; ça m’énergise.
On comprendra, dans ces conditions, pourquoi j’aime tant mon métier de chroniqueur aux essais québécois depuis plus de vingt-cinq ans. Je lis tous ces livres, dans le but de les commenter, comme je respire : parce que j’en ai besoin.
Je me retrouve donc en excellente compagnie dans Ce que savoir veut dire (Septentrion, 2024, 198 pages), un ouvrage collectif sous la direction du sociologue Guillaume Lamy. Vingt-six savants de divers horizons nous y racontent, en quelques pages, « les effets qu’a eus le savoir sur leur vie ». Publié à l’occasion du cinquième anniversaire de la chaîne télé et sur le Web Savoir média, où Lamy est animateur, ce livre est une célébration de la vie avec la pensée.
La psychologue Rachida Azdouz résume bien un des paradoxes du savoir. D’un côté, il donne du pouvoir, du plaisir et de la liberté ; de l’autre, il peut être « source de souffrance et de désenchantement ». Plus on en sait, en effet, plus on prend conscience qu’on sait si peu de tout ce qu’il y a à savoir.
Quand on a quitté la caverne de l’ignorance, on est également souvent habité par le désir de partager nos lumières avec les autres, qui préfèrent parfois demeurer dans une rassurante obscurité. Être humain, conclut néanmoins Azdouz, vient pourtant avec l’exigence « d’apprendre à être une personne capable de projeter du sens sur le monde et de penser son rapport à ses semblables et aux autres espèces, au-delà des luttes visant à assurer sa propre survie ».
Projeter du sens sur le monde peut évidemment passer par diverses disciplines. La littéraire Catherine
Mavrikakis parle ainsi du « savoir de la nuit » qu’elle tire de ses rêves et de son expérience psychanalytique. Ce savoir, dit-elle, ne tient pas à
« une acquisition de connaissances », mais à la prise de conscience d’une nécessaire « méfiance envers soi », qui est la condition d’un « idéal éthique de la fragilité énoncée […] base idéale de toute vie authentique ».
Une telle vie ne va pas non plus sans une quête des origines. L’historienne Myriam Wojcik évoque ainsi son puissant désir de connaître l’histoire de son père, un Juif polonais qui a perdu la moitié de sa famille dans les camps de la mort et une autre partie dans l’URSS stalinienne.
Mort en 1996 en emportant le secret de son parcours, le père de l’historienne laisse cette dernière orpheline de son héritage juif, qu’elle souhaite retrouver pour le transmettre à ses fils, pour leur faire savoir qu’ils sont à la fois d’ici, issus d’ancêtres québécois, et de là-bas, d’un peuple persécuté mais admirable. Remonter ainsi à la source, c’est « célébrer la vie », écrit-elle.
La source de l’essayiste Mathieu Bélisle, c’est la Bible. Fils d’un pasteur protestant, l’écrivain a passé son adolescence à se livrer à des analyses comparées de diverses versions de la Bible. Il s’est ensuite éloigné de cet univers afin d’étudier la littérature, pour finalement se rendre compte qu’au fond, il poursuivait, ce faisant, le même travail, celui qui consiste à comprendre la condition humaine en interprétant les grands textes.
Les essais contenus dans cet ouvrage sont beaux parce qu’ils font voir comment le savoir enrichit profondément la vie de ceux et celles qui le fréquentent avec intensité. C’est le cas de la sociolinguiste acadienne Annette Boudreau, qui a compris, en lisant Pierre Bourdieu, qu’elle n’avait pas à avoir honte de sa langue, que les jugements dépréciatifs qu’on réserve trop souvent à la variation linguistique ne disent pas grand-chose de la langue condamnée mais beaucoup de l’ignorance des censeurs.
Il faut lire l’historien Éric Bédard, qui dit avoir appris de son maître François Furet à écrire avec élégance, à penser avec une distance critique et à ne pas attendre de la politique qu’elle réalise le paradis sur terre. Il faut lire le sociologue Joseph Yvon Thériault, qui réhabilite le savoir populaire dans sa discipline. Il faut lire le fougueux physicien Normand Mousseau, qui redit
« que l’éthique scientifique oblige à prêter un serment d’infidélité aux groupes politiques ». Il faut lire tout ce formidable essai, qui donne le goût d’en savoir encore plus.