L’oeuvre d’un intellectuel engagé
Le sociologue Guy Rocher fête le samedi 20 avril un centenaire de vie bien remplie. Depuis plus de 80 ans, il réfléchit, écrit et s’engage dans les grands débats sociaux. Sa pensée et ses actions ont contribué à moderniser durablement le Québec. « Guy Rocher a pris position tout au long de sa carrière sur des sujets très controversés et qui soulevaient les passions, comme l’adoption de la loi 101, la réforme de l’éducation et la laïcité, rappelle l’historien et sociologue Gérard Bouchard. Il a des convictions très fermes, mais aussi une grande ouverture. C’est un homme de dialogue. »
D’un nationalisme à l’autre
Né à Berthierville en 1924, Guy Rocher perd son père à l’âge de huit ans. Adolescent, il effectue son cours classique au séminaire de l’Assomption, où il noue une amitié très solide avec Camille Laurin. Ce lien aura des conséquences lorsque ce dernier sera nommé ministre d’État dans le premier gouvernement péquiste en 1976.
« Guy Rocher a d’abord été un nationaliste fédéraliste qui voulait défendre la place des Canadiens français à l’intérieur du Canada, avant de glisser vers l’indépendantisme, rappelle son biographe, Pierre Duchesne. C’est Camille Laurin qui l’amène à acter formellement cette rupture, en le convainquant d’accepter le poste de sous-ministre au Développement culturel en 1977. »
C’est à ce titre que Guy Rocher participe à la rédaction de la Charte de la langue française (loi 101). Pas étonnant pour celui qui a toujours aimé farouchement cette langue. Déjà, à l’adolescence, lui et d’autres élèves du séminaire de l’Assomption avaient entrepris de traduire le vocabulaire sportif, largement dominé par des termes anglais. Encore récemment, en 2021, le sociologue déplorait les insuffisances de la loi 96 proposée par le gouvernement caquiste et suggérait d’étendre la loi 101 au réseau collégial.
La voie de la sociologie
Après son cours classique, Guy Rocher étudie brièvement le droit. Il abandonne cette avenue pour plutôt s’engager dans le mouvement de la Jeunesse étudiante catholique (JEC), qu’il préside de 1943 à 1945. « C’était un groupe rattaché à l’Église catholique, mais qui la brassait de l’intérieur », rappelle Pierre Duchesne.
Guy Rocher ressent alors une grande frustration. Certes, il agit, mais il estime manquer d’outils intellectuels pour observer et interpréter plus systématiquement la société et ses transformations. « C’est le père Georges-Henri Lévesque, professeur à l’Université Laval, qui lui suggère d’étudier la sociologie », poursuit Pierre Duchesne.
Il développe sa pensée pendant les années suivantes, d’abord à l’Université Laval, où il obtient une maîtrise. Il s’y familiarise avec les grandes théories sociologiques d’Auguste Comte, Karl Marx, Max Weber, Émile Durkheim et Talcott Parsons. Il épouse en outre pendant cette période l’écrivaine Suzanne Cloutier, qui a dirigé les Services étudiants nationaux des JEC.
En 1949, alors étudiant à la maîtrise, il organise une collecte à l’Université Laval en soutien aux grévistes des mines d’amiante d’Asbestos et de Thetford Mines. Ulcéré, le recteur de l’Université Laval, Mgr Ferdinand Vandry, lui refuse l’année suivante le poste de professeur adjoint que Georges-Henri Lévesque lui avait proposé, et qui aurait aidé à financer son doctorat en Europe.
Qu’à cela ne tienne, la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (l’ancêtre de la CSN) lui offre une bourse pour qu’il puisse étudier à l’Université Harvard, sous la direction de Talcott Parsons. Il y rédige une thèse de doctorat sur les rapports de pouvoir entre l’Église et l’État en Nouvelle-France au XVIIe
siècle. La réforme, plutôt que la révolution
Il retourne ensuite enseigner à l’Université Laval, avant de passer à l’Université de Montréal en 1960. En 1968 et 1969, il publie trois tomes d’un ouvrage majeur : Introduction à la sociologie générale. Il s’agit du premier livre qui permet d’enseigner en français les éléments fondamentaux de la sociologie.
Il affine pendant cette période sa pensée sociologique, notamment sa vision du changement social et des processus qui le rendent possible. Dans les années 1960-1970, un grand nombre de sociologues, pétris de marxisme, s’intéressent surtout à la sociologie des révolutions.
Guy Rocher préfère celle des réformes. Il rappelle que depuis la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917 en Russie, il n’y a pas eu de révolution en Occident. Les sociétés qui misent sur des États de droit ont plutôt évolué à coups de réformes, basées sur des rationalités juridiques. Il s’intéressera d’ailleurs dans sa carrière à la sociologie du droit, puisque c’est essentiellement par les lois, les règlements et les normes que le pouvoir politique façonne les sociétés.
Contrairement aux sociologues marxistes, Guy Rocher refuse l’idée que des lois historiques immuables prédéterminent les bouleversements sociaux. Pour lui, aucun changement n’est nécessaire ni irréversible. « Il croit aux contingences et au rôle des acteurs sociaux qui se mobilisent et qui réagissent, dans un sens ou dans l’autre, à ces contingences, explique Pierre Duchesne. C’est d’ailleurs pourquoi il a lui-même été autant un acteur qu’un penseur du changement social. »
Pour une éducation accessible
Son action se fera notamment sentir dans le domaine de l’éducation. D’abord par son enseignement sur plusieurs décennies, bien sûr. Mais aussi par sa participation, de 1961 à 1966, à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (commission Parent).
Celle-ci a complètement métamorphosé l’éducation au Québec. Elle a mené à la création d’un ministère de l’Éducation, ce qui revenait à retirer cette responsabilité à l’Église catholique. Elle a remplacé les collèges classiques par des écoles secondaires publiques et mixtes, en plus de faire naître les cégeps. Elle a en outre contribué à la fondation de l’Université du Québec.
« Cet épisode montre bien le genre d’homme qu’il est, souligne Pierre Duchesne. Malgré sa foi catholique, il a reconnu le besoin de placer l’éducation sous la responsabilité de l’État. Lui qui avait adoré le cours classique a aussi admis qu’il était trop élitiste et qu’il devait être troqué pour une école publique plus accessible. »
Dans un texte publié dans le Bulletin d’histoire politique en 2004, Guy Rocher soutenait que le rapport Parent incarnait les aspirations de modernité et de démocratisation de la société québécoise.
« Nous rejetons tous les deux les critiques virulentes qui tentent de tisser un lien entre la réforme des années 1960 et la crise actuelle en éducation, martèle Gérard Bouchard. Le système actuel n’est pas celui dont les auteurs du rapport Parent avaient rêvé. » En 2020, Guy Rocher s’en prenait d’ailleurs à l’école à trois vitesses québécoise et rappelait que les membres de la commission Parent voulaient abolir les subventions aux écoles privées.
Débattre sans se braquer
Gérard Bouchard et Guy Rocher se sont par ailleurs opposés sur certains aspects de la laïcité. S’ils s’accordent sur les idées fondamentales (égalité des religions, liberté de conscience, séparation de l’Église et de l’État), ils s’affrontent au sujet du port de signes religieux, notamment par les enseignants, que Guy Rocher refuse. Il soutient que les enseignants doivent transmettre leurs connaissances, et non leurs croyances, à leurs élèves.
Or, cette opposition n’a en rien entamé leurs relations personnelles. « Même lorsque nous avons témoigné l’un à la suite de l’autre lors de la commission parlementaire sur la loi 21 pour défendre des visions contraires, cela n’a en rien compromis notre amitié », raconte Gérard Bouchard.
Il estime que cela devrait en inspirer quelquesuns, à une époque où nous peinons terriblement à débattre sainement de nos différences d’opinions. « C’est un homme modeste, malgré son grand savoir, et ses positions sont toujours ancrées dans la rationalité, soutient-il. Discuter avec lui n’est jamais un échange à sens unique. »