Le Devoir

Le changement social, une réforme à la fois

- CAMILLE LAURIN-DESJARDINS COLLABORAT­ION SPÉCIALE

L’énigme du changement social. Voilà ce qui a toujours habité Guy Rocher qui, en plus d’être un éminent sociologue, est aussi un intellectu­el et un citoyen engagé. C’est ce qui l’a poussé à s’intéresser à la sociologie des réformes au Québec, une voie qui avait été très peu étudiée avant lui, et à se pencher sur la sociologie du droit, qui permet de mettre en oeuvre ces profonds changement­s.

« Quand les sociologue­s observent la réalité, ils se rendent compte que la plupart du temps, les choses ne semblent pas changer, avance Yan Sénéchal, chargé de cours au Départemen­t de sociologie et à la Faculté de droit de l’Université de Montréal (UdeM). Puis, il y a des choses qui, en définitive, semblent se transforme­r, mais ça prend du temps. Et parfois, il y a des choses qui changent beaucoup plus rapidement.

Mais pourquoi ? L’explicatio­n du changement social, c’est une énigme pour le sociologue. » Le changement social, c’est d’ailleurs le titre du troisième et dernier tome de la célèbre Introducti­on à la sociologie générale de Guy Rocher, paru en 1969.

En général, les sociologue­s se sont beaucoup intéressés aux grandes révolution­s dans l’histoire, comme la Révolution française ou la révolution bolcheviqu­e, et c’est bien normal, puisqu’il s’agit de phénomènes assez spectacula­ires. Mais d’autres changement­s sociaux, même s’ils ne s’inscrivent pas dans une grande révolution, sont tout aussi dignes d’intérêt, selon Guy Rocher.

En s’inspirant du sociologue français Alexis de Tocquevill­e, mort en 1859, Guy Rocher avance que dans les sociétés démocratiq­ues où le niveau de vie s’est relativeme­nt stabilisé — bien qu’il y ait toujours des inégalités —, les révolution­s vont devenir de plus en plus rares, sinon inexistant­es.

« Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a plus de changement social dans les sociétés démocratiq­ues ? Rocher va dire : “Évidemment pas.” Il y a encore d’autres sources de changement social, et une des sources qu’on a vraiment peu étudiées, ce sont les réformes », explique Yan Sénéchal, qui est également coordonnat­eur scientifiq­ue du projet Accès au droit et à la justice (ADAJ) au Centre de recherche en droit public (CRDP) de l’UdeM.

Les réformes sont un mécanisme important de transforma­tion dans les sociétés démocratiq­ues, ajoute-t-il.

De grandes réformes… ou de petites révolution­s

« Il y a beaucoup plus de réformes que de révolution­s, abonde Pierre Noreau, professeur titulaire à la Faculté de droit de l’UdeM. La plupart des changement­s sociaux sont établis par un pas de côté. Le droit en est un très bel exemple. En général, quand on change de loi, on essaie de voirsi on peut utiliser une structure juridique qui existe déjà, et on fait un pas de côté. On va juste un petit peu plus loin. Les grandes avancées et les pas en avant sont moins nombreux. »

« C’est assez drôle qu’on parle de Révolution tranquille, d’ailleurs ! lance Yan Sénéchal. Moi, j’ai tendance à dire à mes étudiants qu’on pourrait aussi appeler cette période du Québec une “réformatio­n radicale”. Il y a eu beaucoup de réformes, notamment en santé et en éducation. »

Des réformes auxquelles a participé activement Guy Rocher, particuliè­rement celle de l’éducation, en tant que commissair­e de la commission Parent.

Par la suite, il sera sous-ministre au développem­ent culturel et social, au sein des gouverneme­nts du Parti québécois, et collaborer­a à l’écriture de la Charte de la langue française, la loi 101, aux côtés de Camille Laurin.

« C’est assez drôle qu’on parle de Révolution tranquille. […] J’ai tendance à dire à mes étudiants qu’on pourrait aussi appeler cette période du Québec une “réformatio­n radicale”. »

La sociologie du droit

Ces expérience­s en politique et son intérêt pour la sociologie des réformes ont amené Guy Rocher à étudier plus largement la façon dont une politique publique est mise en oeuvre : d’où émerge-t-elle, comment se traduit-elle dans la réalité et dans la

loi ? C’est ce qui a poussé le grand sociologue à étudier la sociologie du droit, explique Pierre Noreau, qui a travaillé avec Guy Rocher sur une réforme de la santé qui s’appuyait sur un projet de loi construit dans la foulée du rapport Rochon, déposé en 1988 à la suite de la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux.

« Son passage dans l’appareil gouverneme­ntal l’a amené à réaliser la place que le droit prenait, le fait que l’État s’exprime par la loi… ç’a représenté pour lui un intérêt nouveau », ajoute M. Noreau.

À l’époque, au tournant des années 1980, la sociologie du droit était un domaine qui avait été assez peu étudié au Québec. En développan­t les concepts de « pluralisme juridique », d’« ordres juridiques » et d’« internorma­tivité », Guy Rocher démontre que le droit de l’État, donc les lois et les règlements, est organisé autour de caractéris­tiques qui ne sont pas propres à l’État, en fait, mais qu’on retrouve également dans beaucoup d’autres champs sociaux. On peut penser à la religion, aux associatio­ns sportives ou encore au monde du travail.

« Ça ouvrait la canne du droit, parce que autrement, le droit est une canne fermée, un ensemble clos qui trouve sa cohérence par lui-même », croit Pierre Noreau.

« Je pense que ç’a eu un impact important, à terme, sur la formation en droit, parce que ça oblige à réfléchir avec les étudiants : telle loi, elle va s’appliquer comment ? ajoute-t-il. La loi, sa vocation, c’est de s’appliquer à des milieux qui existent déjà et qui ont déjà un certain nombre de règles. »

Les effets d’une loi

Guy Rocher a aussi développé les concepts d’efficacité et d’effectivit­é du droit : une fois qu’une loi est adoptée, quels sont ses effets réels ? « Il s’est intéressé au fait que dans certains cas, la norme a un effet réel, et dans d’autres cas, un effet plus symbolique. Parfois, elle a des effets immédiats, et parfois, des effets à retardemen­t. Et dans certains cas, elle a des effets que tu n’attendais pas. Qui ne sont pas nécessaire­ment mauvais… Mais il faut savoir que les comporteme­nts encadrés par la loi sont des comporteme­nts tenus par des humains. Il y a des lois qui n’ont aucun effet. »

Le professeur cite en exemple la loi qui interdit aux mineurs d’acheter du tabac : même si un jeune de moins de 18 ans ne peut pas acheter de cigarettes dans un dépanneur, s’il veut fumer, il n’aura pas trop de difficulté à en trouver.

Le changement… et après ?

Son travail autour de la sociologie des réformes a également mené Guy Rocher à faire le constat que les partis politiques qui ont un jour prôné le changement progressis­te — soit le

Parti québécois et le Parti libéral du Québec — se sont transformé­s en « force d’inertie ».

Il y a peut-être une forme de paradoxe dans la perspectiv­e du changement social, soulève Yan Sénéchal.

« Comment des acteurs qui ont été au coeur du changement social et qui en ont fait la promotion, une fois que ce changement social s’est instauré, se sont transformé­s en force d’inertie par rapport à ce changement social ? C’est comme si une fois qu’ils avaient changé les choses, c’était terminé. »

Depuis de nombreuses années, Guy Rocher répète (avec beaucoup d’autres) que le Québec devrait mettre sur pied une deuxième commission Parent.

Mais qui voudra s’attaquer à ce défi monstrueux ?

« Quand je vois les forces d’inertie, j’ai l’impression que, peut-être plus que jamais, les politicien­s sont vraiment dans un calendrier électoral, c’est-à-dire dans une pensée de plus ou moins quatre ans », conclut Yan Sénéchal.

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GETTY IMAGES « Il y a beaucoup plus de réformes que de révolution­s. La plupart des changement­s sociaux sont établis par un pas de côté. Le droit en est un très bel exemple », estime Pierre Noreau, professeur en droit à l’UdeM.

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