La passion d’enseigner
Guy Rocher affirme que c’est au métier de professeur qu’il a attaché le plus d’importance
Dans un entretien avec l’essayiste Georges Khal publié en 1989 sous le titre Guy Rocher. Entre les rêves et l’histoire, le sociologue Guy Rocher surprend quand son intervieweur lui demande ce qu’il considère comme sa plus grande réalisation.
On se serait attendu à ce qu’il réponde « mon rôle dans la commission Parent » (à laquelle on doit la création du ministère de l’Éducation et des cégeps). Ou, « ma contribution à la loi 101 » (il avait été sous-ministre de Camille Laurin). Ou encore, « mon oeuvre majeure, Introduction à la sociologie générale », traduite en six langues.
Non. Guy Rocher répond simplement : « L’enseignement est la plus grande réalisation de ma vie. C’est là que je crois avoir mis le plus de coeur et de moi-même. […] C’est à ce métier de professeur que j’ai attaché le plus d’importance. »
D’abord professeur et pédagogue
Céline Saint-Pierre, professeure émérite de sociologie à l’UQAM, était du premier cours de sociologie qu’a donné Guy Rocher à son arrivée à l’Université de Montréal en 1960.
« J’ai découvert un grand professeur ayant des capacités pédagogiques exceptionnelles qui ne faisait pas de compromis sur les exigences de lectures et de travaux. Ses cours étaient minutieusement préparés, le contenu était dense, mais très structuré, stimulant et exigeant. »
À l’époque, cela faisait huit ans que Guy Rocher était revenu de Harvard, où il avait fait deux ans d’études doctorales avec le grand théoricien Talcott Parsons. Pendant les huit années où il a enseigné la sociologie à l’Université Laval, entre 1952 et 1960, Guy Rocher a terminé sa thèse doctorale tout en développant son fameux cours d’introduction obligatoire pour tous les étudiants de la Faculté des sciences sociales.
Lorsqu’il arrive à Montréal en 1960 pour diriger le nouveau département de sociologie de l’Université de Montréal – et devenir deux ans plus tard le vice-doyen de la Faculté des sciences sociales –, Guy Rocher a déjà marqué ses contemporains. « Ce cours d’introduction était sa marque de commerce. Mais il a été très important dans mon cheminement comme sociologue », raconte Louis Maheu, professeur émérite au Département de sociologie de l’Université de Montréal, qui a lui-même dirigé le Département de 1981 à 1984, et qui avait suivi le cours de Guy Rocher à son entrée à l’université en 1963.
« Il réussissait à soutenir l’attention de grands auditoriums. Il aimait les salles de cours et les échanges avec les étudiants », raconte Céline Saint-Pierre qui, comme étudiante, se destinait à une carrière de documentariste à l’ONF. Or, l’exemple professoral de Guy Rocher l’amène à bifurquer vers une carrière de professeur de plus de 30 ans avant d’être nommée présidente du Conseil supérieur de l’éducation, qu’elle a dirigé de 1997 à 2002. « Avec lui, j’ai compris la différence entre donner une conférence et donner un cours. »
Louis Maheu se rappelle que les étudiants étaient très conscients d’être devant un grand professeur qui les initiait aux différents courants : structuralisme, fonctionnalisme, marxisme, etc.
Ayant fait son doctorat à Paris avec Alain Touraine, Louis Maheu explique que Guy Rocher soutient parfaitement la comparaison avec le fondateur de la sociologie française. « Touraine a beaucoup écrit et discouru, mais c’était lourd. Guy Rocher était d’une limpidité incroyable. Je n’ai jamais vu quelqu’un exprimer aussi clairement des idées aussi complexes avec une telle aisance. » D’autres grands sociologues, comme le Britannique Anthony Giddens et l’Américain Talcott Parsons, ont su exposer des idées riches, mais Guy Rocher était « le plus clair », dit-il. « Il pouvait manier à la fois une stratégie de communication et une stratégie d’exploration sans jamais diminuer la portée de ce qu’il disait. »
Guy Rocher donnait son cours de deux heures de manière magistrale, sans humour, mais avec une chaleur et une empathie qui soutenaient l’attention, évoque Céline Saint-Pierre, qui décryptait le cours dans le séminaire d’accompagnement et dirigeait les étudiants dans un travail de terrain qui consistait à faire de la sociologie une profession de leur choix.
Un de ses mantras, souligne-t-elle, était d’amener les étudiants à résister à la tentation du n’importe quoi. « Tout le monde est un peu “sociologue”, mais la vraie sociologie suppose une méthode, une rigueur scientifique et une maîtrise théorique. »
Son monument
« Guy Rocher était d’une limpidité incroyable. Je n’ai jamais vu quelqu’un exprimer aussi clairement des idées aussi complexes avec une telle aisance. »
C’est précisément l’intention qu’il cite dans son livre en trois tomes publié en 1968-1969, Introduction à la sociologie générale. « J’ai précisément cherché […] à ramener la démarche sociologique à sa problématique la plus fondamentale, de manière à concentrer l’attention sur les éléments essentiels de la sociologie, évitant de la sorte la dispersion du regard et de l’imagination dont souffrent trop souvent ceux qui s’initient à cette science. »
Guy Rocher a amorcé l’écriture de ce livre en 1966, tout en y réfléchissant depuis plusieurs années. À l’époque, confiait-il à Georges Khal, il était déjà conscient d’être le seul sociologue francophone à s’être spécialisé dans l’enseignement des éléments de sociologie. Il souhaitait faire la somme de 14 années d’enseignement, mais la commission Parent l’a beaucoup accaparé entre 1961 et 1966.
Louis Maheu croit que cet ouvrage est le monument de la carrière de Guy Rocher. Dans l’historiographie de cette science, encore naissante à l’époque, Guy Rocher occupe une niche très particulière, selon lui. « Le livre d’introduction typique va débuter avec le premier chapitre sur ce qu’est la sociologie pour ensuite expliquer la sociologie des religions, de l’éducation, de la famille, de la culture, des professions, de la stratification sociale, etc., chapitre par chapitre. »
Or, Guy Rocher choisit plutôt de structurer son ouvrage autour d’une réflexion théorique en consacrant un tome à chacune de ces trois grandes questions : comment l’action humaine devient « sociale » ; comment la société s’organise ; et comment se fait le changement. « C’est une oeuvre intellectuelle importante qui témoigne d’une démarche analytique très complexe et très maîtrisée. Pour réussir ça, ça prend du coffre intellectuel », affirme le professeur Maheu.
Avec ce livre, qui prolonge son cours, Guy Rocher cherche également à combler l’absence d’ouvrage général en français alors que les seuls ouvrages offerts sur la sociologie générale étaient en anglais. Céline Saint-Pierre explique avoir appris l’anglais à force d’essayer de comprendre ce qu’elle lisait. « Mais c’était profondément injuste parce qu’on lisait un livre pendant que les anglophones avaient le temps d’en lire quatre, raconte-t-elle. Le professeur est une interface importante, parce qu’il construit le langage sociologique, et Guy Rocher le faisait en français. »
Guy Rocher est alors, par ailleurs, le seul grand sociologue à faire le pont entre les courants européens et américains. En 1972, il publiait aux Presses universitaires de France Talcott Parsons et la sociologie américaine, que « les Français ne connaissaient pas », de l’aveu même d’Alain Touraine, raconte Louis Maheu.
Ce dernier, avec le recul des années, est frappé à la fois par l’influence de Guy Rocher, mais aussi par son désintéressement. « Une école de pensée “rochérienne”, ça n’existe pas. C’est remarquable de la part d’un personnage aussi influent. Il n’a jamais obligé personne à adhérer à ce qu’il pensait ni imposé à quiconque de réfléchir dans aucun cadre préétabli. Parmi les grands sociologues, il se distingue par sa liberté. »