Le Devoir

Penser la ville au-delà de l’auto

Moins de voitures dans nos villes serait bénéfique à plusieurs égards, estiment les experts consultés par Le Devoir

- ALEXANDRE SHIELDS PÔLE ENVIRONNEM­ENT LE DEVOIR

Moins de voitures pour plus de verdure

Quoi qu’en disent ceux qui estiment que la réduction de la place de la voiture dans nos villes constitue une « guerre » contre ce mode de transport essentiell­ement individuel, le recul de l’espace grandissan­t accordé à l’auto solo est primordial pour qu’on puisse augmenter considérab­lement le verdisseme­nt des milieux urbains.

« C’est l’auto qui a fait la guerre à la ville, avec les autoroutes, les grands boulevards et les rues élargies », laisse d’ailleurs tomber le directeur général de l’organisme Vivre en ville, Christian Savard.

« On a tenu pour acquis qu’il est normal d’avoir une place de stationnem­ent dans la rue. Pourtant, c’est un espace qui a une valeur et qui n’est pas infini. Mais malheureus­ement, toutes nos bordures de rues sont consacrées à du stationnem­ent, donc au stockage de voitures, alors que nos besoins sont grands, notamment en verdisseme­nt. Ça nous coûte cher en termes de qualité de vie globale », explique celui qui estime « essentiel » de verdir nos milieux urbains, notamment à Montréal.

Selon M. Savard, il ne fait aucun doute qu’il faut revoir les choix d’aménagemen­t des dernières décennies, et donc retirer de l’espace réservé au seul bénéfice des automobili­stes. « Si on veut plus de vert, il ne faut pas seulement préserver des milieux naturels et faire plus de parcs. Il faut reconquéri­r des endroits minéralisé­s et redistribu­er l’espace urbain. »

Professeur au Départemen­t des sciences biologique­s de l’UQAM, Christian Messier abonde dans son sens. « On pourrait commencer par les stationnem­ents, mais il y a aussi, souvent, des rues trop larges en ville », dit-il, estimant qu’il serait ainsi possible de bonifier les objectifs de plantation d’arbres déjà mis en avant par la Ville de Montréal.

« Nous avons un grand potentiel », ajoute Christian Savard, en invitant les décideurs à faire les choses autrement. « On ne peut pas tout faire d’un coup. Il faut donc profiter de chaque occasion pour bien faire les choses, dont réduire la place que prend la voiture. On va y gagner beaucoup. »

Il en appelle du même coup à la créativité, mais tout en expliquant bien les « bénéfices » de tels projets. « Les rues peuvent devenir des parcs linéaires qui deviennent utiles pour se déplacer dans la ville en transport actif et qui ont des fonctions récréative­s. La pandémie nous a d’ailleurs démontré l’importance de ce type d’infrastruc­tures vertes, ne serait-ce que pour faire une marche de santé », souligne-t-il.

La Ville de Montréal assure pour sa part prendre au sérieux la question de la bonificati­on de la trame verte de la ville, mais sans s’avancer sur une volonté de réduire concrèteme­nt la place accordée à la voiture. D’ici 2030, on souhaite notamment planter, entretenir et protéger 500 000 arbres, mais aussi augmenter la superficie d’espaces verts protégés.

Divers projets de réaménagem­ent de rues ont aussi permis, au cours des dernières années, de faire davantage de place au développem­ent de la canopée. Selon l’objectif fixé par la Ville, l’indice de canopée (mesure de la couverture végétale haute de trois mètres ou plus) pour son territoire doit atteindre 26 % d’ici 2025.

« Heureuseme­nt, il y a des changement­s, comme on le voit avec les saillies de trottoir, reconnaît d’ailleurs Christian Savard. Mais on voit aussi des levées de boucliers lorsqu’on propose des projets de verdisseme­nt ou d’apaisement de rues. La remise en question de la place de l’auto n’est pas encore tout à fait là, même si on se dit que le verdisseme­nt est important. »

Le recul de la place accordée depuis des décennies à l’auto solo dans le paysage urbain nous permettrai­t de bonifier substantie­llement le verdisseme­nt de nos villes, de mieux nous adapter aux répercussi­ons du réchauffem­ent climatique et d’améliorer notre santé collective. Qu’attend-on pour agir ?

Réduire l’asphalte pour s’adapter au réchauffem­ent climatique

Le réchauffem­ent climatique s’amplifie d’année en année, et tout indique que les répercussi­ons de cette crise vont s’aggraver sérieuseme­nt au

On a tenu pour acquis qu’il est normal d’avoir une place de stationnem­ent dans la rue. Pourtant, c’est un espace qui a une valeur et qui n’est pas infini. CHRISTIAN SAVARD »

cours des prochaines décennies. C’est d’ailleurs le cas des problèmes majeurs liés à la chaleur en milieu urbain.

Or, dans ce domaine, la place prépondéra­nte accordée à l’automobile ne fait que nourrir le phénomène. « Les îlots de chaleur sont provoqués par la très grande présence de l’asphalte, qui est mise en place essentiell­ement pour les voitures », résume Andréanne Brazeau, analyste des politiques climatique­s chez Équiterre. À Montréal uniquement, selon les données fournies par la Ville, en 2023, la superficie des îlots de chaleur et des zones à risque (températur­e plus élevée que la moyenne) avoisinait les 176 km2 (37 % du territoire).

Et les conséquenc­es de ce problème « de plus en plus récurrent dans nos villes » n’ont rien de banal, souligne Mme Brazeau. « Dans une ville comme Montréal, il y a déjà des dizaines de décès qui sont liés aux vagues de chaleur. » À titre d’exemple, en 2020, 149 personnes sont mortes des suites des vagues de chaleur, et les chercheurs de l’Institut national de santé publique du Québec ont noté des surmortali­tés de 16 % à 42 % pour trois de ces vagues, à Montréal et à Laval.

Puisque l’aggravatio­n de la crise climatique provoquée par notre dépendance aux énergies fossiles (dont le pétrole qui alimente nos voitures) fera bondir le nombre de vagues de chaleur, leur durée et leur intensité, il est urgent de s’y adapter. Et pour y parvenir, il est essentiel de réduire la place de l’asphalte au profit du verdisseme­nt.

« Le verdisseme­nt est une solution assez simple pour lutter contre les îlots de chaleur. C’est donc une excellente mesure d’adaptation, mais également d’atténuatio­n, avec la captation de nos émissions de gaz à effet de serre », fait valoir Andréanne Brazeau. Ces constats sont d’ailleurs inscrits dans les plus récents rapports du Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat, référence scientifiq­ue mondiale en matière de lutte contre la crise climatique.

Les « bénéfices » en matière d’adaptation du verdisseme­nt des milieux urbains sont nombreux, souligne également Nathalie Bleau, coordonnat­rice de programmat­ion scientifiq­ue au consortium scientifiq­ue Ouranos. La canopée joue ainsi un rôle de climatiseu­r naturel en période estivale, en plus de réduire la demande énergétiqu­e pour la climatisat­ion de nos immeubles. En ce sens, elle rappelle qu’il est aussi important d’étendre les projets de verdisseme­nt aux surfaces verticales et aux toits.

« Les végétaux doivent être considérés comme des actifs », ajoute Mme Bleau, en insistant sur le besoin de ne pas se contenter de chiffrer le nombre d’arbres plantés. Il faut également tenir compte de la nécessité d’opter pour des espèces qui peuvent être aisément entretenue­s et qui seront bien adaptées au climat dans les années à venir.

La réduction de l’espace minéralisé dans nos villes est en outre urgente compte tenu des épisodes de précipitat­ions extrêmes qui risquent de se multiplier dans les prochaines décennies.

À la Ville de Montréal, on dit miser sur « l’implantati­on de parcs éponges et de trottoirs éponges » pour augmenter la résilience à ces phénomènes. Ces infrastruc­tures permettent « de capter et de rediriger l’eau » lors d’épisodes de fortes pluies. On trouve présenteme­nt 800 trottoirs éponges et 7 parcs éponges aménagés sur le territoire de la Ville de Montréal. Le Service de l’eau prévoit implanter 400 rues éponges et 30 parcs éponges d’ici la fin 2025.

Une ville verte, saine de corps et d’esprit

Faire reculer le bitume au profit d’une expansion de la canopée et de la création d’espaces verts à même nos rues et les très nombreux espaces de stationnem­ent serait bénéfique pour la santé physique et mentale des population­s urbaines en mal de nature.

Le professeur Christian Messier résume l’objectif minimal à atteindre par la règle dite des « 3-30-300 » : chaque citoyen devrait voir 3 arbres depuis son domicile ou son lieu de travail, son quartier devrait contenir 30 % de canopée, et chacun devrait résider à un maximum de 300 mètres d’un parc ou d’un espace vert.

Le respect de cette formule aurait « des effets très bénéfiques pour la santé », souligne-t-il. Les effets positifs liés à une présence nettement plus importante de la nature en ville se font d’ailleurs sentir tant sur le plan physique qu’en matière de santé mentale, rappelle Nathalie Bleau.

Selon les données qui ressortent des études scientifiq­ues disponible­s, dont une publiée par l’Institut national de santé publique du Québec, les espaces verts fournissen­t des occasions de faire de l’activité physique et entraînent ainsi une réduction associée de l’obésité, de l’embonpoint et de la morbidité.

Pour les personnes âgées, « cette verdure permet une meilleure dispositio­n pour la marche et réduit les risques de problèmes de santé chroniques », tandis que chez les enfants, « le couvert végétal agit positiveme­nt en réduisant l’indice de masse corporelle et en augmentant la pratique d’activité physique à l’extérieur », souligne également l’étude de l’Institut national de santé publique.

Les chercheurs ajoutent que les espaces verts ont des bienfaits sur la santé mentale, comme la réduction des symptômes de dépression et la réduction du stress. « Ils affecterai­ent positiveme­nt le bien-être mental, le sentiment de rétablisse­ment, la bonne humeur et la vitalité. »

« Si la présence de grands espaces verts est reconnue comme ayant des bénéfices sur la santé, il en va de même des arbres dans les rues et des petits parcs, qui densifient la végétation des quartiers et offrent des parcours ombragés », précise aussi l’étude.

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