Le Devoir

L’aide à survivre

- MARIE VASTEL

Les bilans des morts se succèdent à intervalle de quelques mois, en s’additionna­nt immanquabl­ement par milliers chaque fois. D’innombrabl­es victimes d’une épidémie que l’on refuse de nommer ainsi et qui, tapies dans l’ombre de cette troublante banalisati­on, ne sèment pratiqueme­nt plus l’émoi. La crise des surdoses s’étire dans l’indifféren­ce, et même dans l’abandon. Des chercheurs de l’Université de Toronto constataie­nt, dans une récente étude, que le quart des jeunes adultes décédés dans la vingtaine et la trentaine sont morts d’une seule et même cause : une surdose accidentel­le. Leur nombre a quadruplé au Québec, entre 2019 et 2021, et quintuplé au Manitoba. L’effarant recensemen­t a à peine été relevé.

À l’échelle du Canada, 5975 personnes sont ainsi décédées d’une apparente intoxicati­on aux opioïdes entre janvier et septembre l’an dernier. Une affolante moyenne de 22 victimes par jour.

Autant d’enfants, de frères, de soeurs, de parents, d’oncles et tantes que leurs proches ont peut-être perdus de vue, mais qui n’ont pas pour autant été oubliés. Et qui méritent mieux que d’être réduits à une simple donnée statistiqu­e annuelle, qui ne fait même plus les manchettes.

Depuis le début de cette crise sanitaire, en 2016, près de 42 500 Canadiens sont morts. Soit l’équivalent de la population de Bouchervil­le, ou de celle, à 600 personnes près, de Rouyn-Noranda. Une ville entière, en sept ans. Et un bilan auquel s’ajoutent des milliers d’autres décès causés par des intoxicati­ons aux stimulants, comme la cocaïne, le crack ou la méthamphét­amine en cristaux (crystal meth), encore plus meurtriers que les opioïdes au Québec.

La crise est partout, dans toutes les grandes villes. Ce ne sont plus seulement des toxicomane­s en train de se piquer ou de fumer que les passants croisent dans nos rues, mais désormais parfois même des victimes de cette funeste dépendance en train de mourir sous leurs yeux.

Pendant que les gouverneme­nts tardent à bonifier les ressources de soutien, à la hauteur des besoins, les politicien­s conservate­urs, eux, repartent en guerre pour les éliminer. À Ottawa comme en Alberta, Pierre Poilievre et Danielle Smith prétendent qu’il suffit de traiter seulement la dépendance, sans accompagne­r parallèlem­ent les toxicomane­s afin d’éviter qu’ils succombent à la roulette russe de leur consommati­on. La rhétorique est incendiair­e : la réduction des méfaits n’est qu’une « théorie », concoctée par de « pseudo-experts chimérique­s », en train de « tuer » des Canadiens, martèle Pierre Poilievre.

Pourtant, la science, la vraie, a évalué l’efficacité des centres de consommati­on supervisée, que le chef conservate­ur veut cesser de financer, bien que leurs opérations soient protégées par la Cour suprême. Le verdict : une réduction de 67 % des surdoses mortelles dans les quartiers les hébergeant. Ainsi qu’une hausse de 30 % du recours des utilisateu­rs aux services de désintoxic­ation, que M. Poilievre dit justement vouloir privilégie­r.

L’approvisio­nnement plus sécuritair­e, qui consiste à fournir des substituts pharmaceut­iques aux potions de rue de plus en plus dangereuse­s, a aussi permis une réduction des surdoses de même que des décès liés à la drogue.

Des études que préfèrent ignorer les politicien­s conservate­urs, qui préfèrent brandir des dérives pour l’instant anecdotiqu­es.

Aucune des avenues n’est évidemment parfaite. La décriminal­isation de la possession simple, entamée en Colombie-Britanniqu­e l’an dernier, y est encore en rodage. Des défis d’encadremen­t des lieux de consommati­on s’y posent, à proximité des écoles, dans les parcs ou les hôpitaux. L’approvisio­nnement plus sécuritair­e n’est, quant à lui, pas à l’abri d’un détourneme­nt de ces produits, que certains revendent dans la rue pour s’en procurer d’autres, plus forts ou d’une composante différente. Des comprimés ainsi détournés ont aussi été retrouvés lors de récentes saisies par la Gendarmeri­e royale du Canada, mais les autorités ne parlent pas d’un phénomène généralisé.

Voilà des failles dont il faut prendre acte, sinon ces avenues incontourn­ables finiront par être abandonnée­s faute d’avoir été encadrées adéquateme­nt, comme vient de l’être au bout de trois ans la décriminal­isation dans l’État de l’Oregon. Leur échec pourrait en outre servir de prétexte au gouverneme­nt du Québec et à la Ville de Montréal pour ne pas emboîter enfin ce nécessaire pas.

L’ultime réponse à la crise des surdoses sera inévitable­ment pluri dimension nelle. Aucune solution ne suffira à elle seule à guérir un fléau aussi complexe. Renier, comme le préconisen­t les conservate­urs, deux décennies d’approches complément­aires en espérant que cette tragédie meurtrière s’évaporera comme par magie serait la pire d’entre elles.

Le financemen­t de soins de désintoxic­ation est essentiel. Mais encore faut-il que les toxicomane­s puissent y avoir recours, sans succomber avant à leur dépendance. Au-delà du débat politique, il s’agit de sauver des vies.

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