Le Devoir

Faire souffler le vent de la solidarité

Tant qu’on ne mène pas un combat, on ne peut pas savoir si on le perdra ou si on le gagnera

- Françoise David L’autrice est organisatr­ice communauta­ire et ex-députée de Québec solidaire. Ce texte est extrait d’une conférence prononcée samedi le 20 avril aux États généraux du travail social.

On est au printemps 1969. C’est, dans ma vie, un moment charnière. Ma mère vient de nous quitter pour un audelà dans lequel elle croit avec ferveur. Un pur hasard : une amie me propose un travail d’été à Saint-Henri, quartier alors très pauvre du sud-ouest de Montréal. Chaque matin, je quitte Outremont pour la rue Sainte-Émilie et je travaille à faire quelque chose qui semble tout simple : amener les enfants du quartier au parc. Les intéresser aux camps de jour. Les familles boudent ces activités.

Pourquoi ? Parce qu’il faut marcher 15 minutes et traverser une voie ferrée pour accéder au fameux parc. Tout est là, et je découvre ce qui sera une passion toute ma vie durant et encore aujourd’hui : tenter de rendre possible ce qui ne semble pas l’être pour tant de personnes.

Le même été, ma vocation d’organisatr­ice communauta­ire se confirme. La Ville a décidé de supprimer le gardien d’un petit parc au coeur d’une section très pauvre de Saint-Henri. Les gens sont révoltés. Alors, on s’organise : une pétition circule, je fais mon tout premier porte-à-porte, on finit par avoir un rendez-vous avec le président du conseil exécutif de Montréal. On est très intimidés par le décorum, on explique tout de même pourquoi on est fâchés, et, miracle, la Ville nous écoute. On retrouve notre gardien de parc.

Là, j’ai compris quelque chose. Non seulement je serai organisatr­ice communauta­ire, mais je tenterai de convaincre mes concitoyen­s et concitoyen­nes qu’il vaut la peine de s’organiser collective­ment pour gagner des revendicat­ions légitimes.

Je me suis donc inscrite en service social à l’Université de Montréal. J’ai déménagé à Saint-Henri en 1971, puis, un an plus tard, dans HochelagaM­aisonneuve. Pas gentrifié, à l’époque. Et j’ai commencé à travailler dans le quartier Centre-Sud, toujours avec des citoyennes et citoyens engagés dans leur milieu. Je raconte parfois en riant que j’ai été payée par l’État pour bâtir des projets, susciter des mobilisati­ons et même organiser des manifs ! Ça n’aura pas duré très longtemps…

Pendant ce temps, l’État québécois prend le relais des communauté­s religieuse­s qui assumaient l’organisati­on des services sociaux jusque-là. Dès 1971, le gouverneme­nt met en place le réseau des CLSC, d’abord en milieu défavorisé. Puis le réseau s’étendra partout au Québec.

Une première ligne « sociale »

Le concept des CLSC est inspiré directemen­t de cliniques populaires mises sur pied à Montréal par des citoyennes et citoyens accompagné­s de médecins progressis­tes. La vision de la santé promue dans ces cliniques est globale. Elle inclut toute la situation de vie des gens. Leur revenu, leur logement, leur quartier ou milieu d’appartenan­ce, leur travail, les enfants à élever… Dans une clinique populaire, on ne fait pas que soigner les bobos des gens, on travaille avec eux à améliorer leur vie au complet.

Tout cela peut nous apparaître quasi ésotérique aujourd’hui. Aussi bien dans les services sociaux que dans le monde de la santé, les problèmes des gens sont maintenant largement compartime­ntés. À chaque problème, son spécialist­e. En fait, nos dirigeants politiques ont abandonné depuis au moins 40 ans la vision progressis­te prônée par les CLSC des années 1970. La première ligne « sociale » existe encore, bien sûr, vous l’assumez dans les CLSC désormais largement dépourvus de médecins. Et on sait à quel point il est difficile pour nos concitoyen­s et concitoyen­nes d’accéder rapidement à des soins de santé.

Les années passent ! Et les réformes de la santé — et des services sociaux — se sont multipliée­s, limitant sans cesse le pouvoir citoyen et l’importance de la première ligne. Les fusions d’établissem­ent se sont succédé : réforme Couillard en 2003, réforme Barrette en 2015 et maintenant, réforme Dubé et création de l’agence Santé Québec. Pas Services sociaux et Santé Québec. Juste Santé, ce qui veut tout dire !

Je demeure aussi très inquiète de la tendance amorcée il y a plusieurs années vers une privatisat­ion accrue des services sociaux et de santé. On connaît l’école à trois vitesses, aurons-nous la santé et les services sociaux à deux vitesses ? N’est-ce pas déjà le cas ?

Penser autrement

Mais nous voilà ensemble, après un automne chaud où une population excédée par de multiples problèmes dans les services publics a largement appuyé les revendicat­ions des travailleu­ses de tous les secteurs concernés. Du jamais vu ! Cela nous donne espoir pour la suite !

Et vous êtes là, vous, les travailleu­ses sociales (TS) ! Malgré les embûches décrites dans le rapport de consultati­on des états généraux, vous agissez au mieux partout où vous êtes présentes : écoles, CLSC, hôpitaux, DPJ, CHSLD, organismes communauta­ires, etc. Vous manquez d’effectifs pour répondre à une demande qui grandit sans cesse.

Dans certains secteurs, comme la DPJ, vous êtes sous haute surveillan­ce, et rien n’est simple, car on parle ici de protéger des enfants ! Ces temps-ci, on entend parler de travailleu­ses épuisées, de délais d’attente, d’embauche par le biais des agences privées ! Tout cela est navrant, car la commission Laurent avait soulevé beaucoup d’espoir !

On vous demande de remplir des tas de papiers plus ou moins utiles. On veut minuter vos temps d’interventi­on. Plusieurs d’entre vous n’arrivent plus à quitter leurs bureaux pour se rendre sur le terrain, dans les milieux de vie. On est vraiment loin de la conception du travail social et de l’interventi­on collective des années 1970 !

Et pourtant, vous résistez ! Je suis admirative ! Dans certains milieux, dans plusieurs équipes, l’innovation, le travail de proximité, la défense des droits des personnes mal prises est possible ! Vous le faites ! Je vous suggère maintenant d’aller plus loin. En commençant peut-être par faire connaître ces expérience­s de travail un peu « en dehors de la boîte » ! Vous pourriez vous entraider, trouver ensemble des pratiques plus satisfaisa­ntes, en discuter avec vos gestionnai­res !

Une parole qui vaut de l’or

Vous n’êtes pas seules à porter ce désir d’un travail social porteur de changement social ! L’Ordre des TS, qui a lancé la consultati­on d’un an, porte ce message. Le groupe des trois commissair­es qui ont rédigé un excellent rapport va dans le même sens : « pour créer un mouvement collectif et inclusif autour du travail social, une mobilisati­on tant locale que nationale doit rapidement s’engager… Il est indispensa­ble de porter les revendicat­ions et les valeurs du travail social à l’extérieur des murs institutio­nnels, vers les communauté­s, d’une part et vers les pouvoirs publics, d’autre part. »

Et les commissair­es de proposer « la création d’une coalition des partenaire­s sociaux pour porter les recommanda­tions du Sommet des États généraux du travail social et agir pour leur mise en oeuvre ».

Je suis tellement d’accord ! Redonner toute sa visibilité au travail social est un pas important, essentiel. Plaider la pertinence de cette interventi­on indispensa­ble, revendique­r des effectifs, des budgets, des conditions de travail décentes, j’appuie ! Le ministre Dubé semble vouloir donner plus de place au réseau mal-aimé des CLSC ! On verra…

Je suggère un pas de plus, exigeant et nécessaire : l’engagement collectif de toute une discipline mobilisée pour exiger une diminution sensible des inégalités sociales. Votre parole vaut de l’or, car vous êtes aux premières loges de la détresse humaine. Partout, vous constatez les effets délétères des discrimina­tions et des injustices. Si vous, vous parlez haut et fort, on vous croira. Si aux côtés d’autres personnes, dans des mouvements sociaux, vous construise­z des solidarité­s dans l’action, les pouvoirs publics seront bien obligés de vous écouter ! Bien sûr, les batailles sont parfois longues, mais on progresse, et même on gagne assez souvent !

C’est simple : tant qu’on ne mène pas un combat, on ne peut pas savoir si on le perdra ou si on le gagnera. On doit prendre des risques, agir au mieux. Pas seules, non ! Avec toutes ces personnes, dans plein de milieux, qui doutent, elles aussi, mais s’engageront si elles sentent souffler le vent de la solidarité.

Les temps sont plutôt durs, je le sais. Mais je sens revenir un désir de changement dans notre société. C’est peut-être enfin le printemps ! Faisons germer les graines de la solidarité !

Nous voilà ensemble, après un automne chaud où une population excédée par de multiples problèmes dans les services publics a largement appuyé les revendicat­ions des travailleu­ses de tous les secteurs concernés. Du jamais vu ! Cela nous donne espoir pour la suite !

Newspapers in French

Newspapers from Canada