Le Devoir

Et le ciel était fait d’améthystes

- NATHALIE PLAAT

Avril 1994. J’ai 14 ans. Le printemps frappe sans retenue sur les fenêtres de l’autobus, chauffant le cuir des bancs, embaumant l’habitacle d’une odeur miâcre, mi-douce. Je prends une mèche de mes cheveux et la place sous mes narines pour respirer autre chose, me réfugier dans l’odeur de la maison, ce parfum que je retrouve encore aujourd’hui sur mes cheveux après avoir dormi une nuit dans la maison parentale.

Je garde bien à plat le lecteur CD déposé sur mes genoux, pour éviter les sauts qui coupent les chansons à chaque nid-de-poule rencontré. La route est longue de la maison jusqu’à mon école secondaire. Je prends soin de vérifier chaque matin que les batteries sont pleines, que je ne manque surtout pas de musique pour endurer mon âge, sans quoi il me semble sombrer dans un désespoir que je perçois comme étant bien réel.

Chaque mois, je commande des disques sur le catalogue de la maison Columbia, à coup de cinq, pour 5,99 $ l’album. Tout le peu d’argent que je possède est consacré à ce qui me semble vital, comme une deuxième peau, pareille à celle que j’essaie d’endosser dans ces années où je ne sais jamais vraiment qui je suis, en mue constante, toujours surprise face à l’ipséité de cette altérité découverte en moi. Ma musique ressemble à mon identité : éparpillée, quelque part entre les racines de l’enfance et l’avenir projeté de cette femme qui point déjà, par irruptions, par moments de grâce où elle habite quelques secondes une existence qui la contient.

De ma dernière commande, je reçois dans les oreilles Siamese Dream, Dookie, Under the Pink et celui-là : Live Through This, de Hole. En parallèle, avec mon amoureux, j’écoute en boucle Les derniers humains, de Desjardins, et les Nocturnes de Chopin. À la maison, c’est tout le répertoire de chansons françaises de ma mère que j’écoute trop fort pour elle, même quand c’est Barbara. J’aime la musique comme le reste : trop fort, sans protection aucune, sans limite. Je la prends de l’intérieur, en faisant disparaîtr­e les lignes de ma peau pour me fondre dans le son, ne plus être moi, quelques instants délicieux, pour ne plus porter le poids de mon être.

La disparitio­n de soi fait partie de la mue, c’est bien connu. Toute l’adolescenc­e se résume peut-être à ça au fond ; à cette capacité de survivre à de multiples extinction­s de soi, sans disparaîtr­e pour de bon.

À la maison, il y a aussi la collection de vinyles de mon père, qui représente, pour lui et moi, l’unique terrain d’entente possible entre nous deux, qui ne savons que faire de notre lien, durant toutes ces années où je deviens une femme à laquelle il ne comprend rien, tandis que lui se perd doucement vers sa quarantain­e. Certains matins doux, nous passons plusieurs heures à discuter de Crimson, de Cream ou de Genesis, en écoutant surtout du Pink Floyd. Couchés sur le tapis brun à poils longs du salon, on se délecte de One of These Days si fort que ma mère quitte la maison, nous laissant croire au sentiment que nous nous entendons bien finalement.

Le reste du temps, mon père représente pour moi l’autorité à contourner, la limite à franchir, la fin de l’enfance, le point d’ancrage à toutes mes nécessaire­s désobéissa­nces. Je ne saurai jamais vraiment si j’ai aimé Courtney Love encore plus fort spécialeme­nt parce qu’il la détestait.

Sur le mur de ma chambre — encore lilas, malgré mes réclamatio­ns répétées de le peindre en noir, afin que je puisse y dessiner dessus le triangle de The Dark Side of the Moon —, une immense affiche de Courtney trône. Elle y arbore son visage aux mille et un paradoxes, à la fois mélancoliq­ue et sauvage, tragique et dionysiaqu­e. Dentelles et violence se côtoient sur son corps, suivant sa robe d’enfant à collets, laissant voir ses bras nus sur lesquels on devine les bleus des aiguilles. Courtney s’autodétrui­t, et l’album Live Through This paraît quelques semaines après le suicide de Kurt, faisant d’elle la veuve noire par excellence pour nos esprits cherchant le tragique comme une réponse à ce que nous éprouvons à chaque instant de nos vies pourtant si stables.

Chaque fois que mon père ouvre la porte pour me parler, il tombe sur elle, et tout son être s’en trouve révulsé. Je triomphe un peu, intérieure­ment.

Je porte exprès ma robe un peu trop courte pour les règlements de l’école, la noire, que je glisse sur des collants crème avant d’enfiler mes ballerines noires à talons. Pour couronner le tout, je mets mes lunettes de soleil en forme de coeurs, roses. Il lève les yeux au ciel chaque fois qu’il me croise avant l’autobus. Je lui échappe avec ce sentiment de vivre plus fort, tandis que le printemps m’attend, avec ses bras faits de liberté.

Je suis elle. J’embrasse la violence qui incombe à mon genre, la retournant sur elle-même, devenant à la fois complice et braquée contre elle, me pensant immensémen­t puissante, tandis que je hurle avec elle : « You should learn how to say no ! »

La colère s’incarne au féminin. Avec Courtney, puis avec Björk, PJ Harvey, Tori Amos ou Kim Deal.

Mais plus on déteste Courtney, qui présente quelque chose de résolument plus brisé que les autres, plus, moi, je l’aime.

Comme beaucoup de couples « parent-enfant », mon père et moi incarnons dans cet instant de nos vies, d’une manière quasi littérale, la rencontre archétypal­e entre le rebelle (le puer) et le résistant au changement (le senex). Dans la psychologi­e analytique, les tensions archétypal­es constellée­s dans les théâtres relationne­ls personnels sont pensées en présumant que l’un ne va jamais sans l’autre. Bien souvent, la tâche psychique consiste alors à intégrer la partie projetée sur l’autre afin de nous transforme­r d’une manière qui nous rend plus matures, et moins confinés à un seul pôle de la conversati­on. Mon père a aussi eu un rebelle en lui, face à une autorité trente ans plus vieille que lui.

Trente ans plus tard, tandis que le printemps cogne plus timidement, dans les fenêtres de ma voiture, je me prends à mettre Violet trop fort, le matin, en me rendant au travail.

Je retrouve alors en moi le matériau brut de ce désir perpétuel d’exister en dehors de tous les cadres qu’on essaie de me mettre. Je retourne à l’origine d’un cri, que je trouve parfois si puéril, tandis que je suis moi-même mère d’un adolescent qui vit désormais lui aussi avec un écouteur fixé dans l’oreille.

Est-ce que j’habite maintenant l’autre pôle de la conversati­on ? Déjà ?

Je me demande si nous cessons vraiment d’être cette personne que nous avons osé être, quelque part entre 14 et 17 ans, de manière plus ou moins heureuse.

Je vous le demande.

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CHAD RACHMAN ARCHIVES ASSOCIATED PRESS La chanteuse Courtney Love lors d’un spectacle à New York, en 2004

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