Le Devoir

Multicultu­ralisme financier

- MICHEL DAVID

Paul St-Pierre Plamondon a sans doute péché par anachronis­me quand il a dénoncé « une action concertée pour nous effacer ». En revanche, il faut reconnaîtr­e au gouverneme­nt Trudeau un remarquabl­e talent pour la provocatio­n. Après son offensive prébudgéta­ire dans les champs de compétence des provinces, le budget lui-même contenait une autre trouvaille : la possibilit­é d’introduire les « hypothèque­s islamiques » dans le système bancaire canadien.

Il ne suffisait pas qu’Ottawa se prépare à appuyer la contestati­on de la Loi sur la laïcité de l’État devant la Cour suprême ; il lui fallait aussi agiter ce chiffon rouge devant le taureau. Après tout, si la religion peut avoir sa place dans les institutio­ns publiques, pourquoi pas dans les banques, n’est-ce pas ?

Comme il fallait s’y attendre, le gouverneme­nt Legault n’a pas tardé à réagir. « Nous sommes clairement mal à l’aise avec cette idée », a déclaré le ministre responsabl­e de la Laïcité, Jean-François Roberge. « Traiter différemme­nt, d’un point de vue bancaire, les personnes selon leurs croyances religieuse­s est en contradict­ion des choix qu’a faits le Québec. » La laïcité est un des rares sujets sur lesquels la Coalition avenir Québec peut encore espérer rallier une majorité de Québécois.

Sans surprise, le Parti québécois a aussi signifié son opposition, mais le Parti libéral et Québec solidaire (QS), tous deux opposés à la loi 21, sont manifestem­ent embarrassé­s. « Nous allons prendre le temps d’étudier l’enjeu avant de nous prononcer », a déclaré le député libéral de Marguerite-Bourgeoys, Frédéric Beauchemin, tandis que QS préfère attendre de voir si le gouverneme­nt Trudeau décidera d’aller de l’avant lors de la mise à jour économique de l’automne prochain. Et prier pour qu’il se ravise.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a dénoncé ce qui constituer­ait à ses yeux « un dangereux précédent », qui serait créé pour des raisons purement « clientélis­tes » par un gouverneme­nt cherchant à « racoler le vote de la minorité musulmane canadienne et québécoise ».

Les hypothèque­s islamiques ou « halal », qui remplacent le paiement d’intérêts par d’autres formes de frais, ne font pas l’unanimité au sein même de la communauté musulmane, qui en débat depuis des années. En 2009, le groupe saoudien AlBassam House avait demandé au gouverneme­nt Harper l’autorisati­on d’ouvrir une première banque offrant ce service au Canada, ce que ne permet pas la loi.

Permettre à des gens d’avoir accès à un financemen­t compatible avec leurs conviction­s religieuse­s « serait cohérent avec les valeurs fondamenta­les du Canada et notre fière histoire », ajoutait M. Hejazi. La question est de savoir si cela est cohérent avec celles du Québec.

Après avoir longuement examiné la question, la Société canadienne d’hypothèque­s et de logement (SCHL) avait écarté cette possibilit­é qui n’intéresse encore aucune des grandes banques. Ceux qui souhaitent contracter une hypothèque de type halal conforme à la charia peuvent s’adresser à des coopérativ­es musulmanes.

Un des opposants les plus acharnés à ce sujet, que le Bloc québécois a pris à témoin, est Tarek Fatah, fondateur du Congrès musulman du Canada, à ne pas confondre avec le Conseil national des musulmans canadiens, vivement opposé à la loi 21.

Ce journalist­e d’origine pakistanai­se, qui a eu une carrière passableme­nt mouvementé­e, a notamment milité pour le Nouveau Parti démocratiq­ue, dont il a claqué la porte parce qu’il le jugeait trop accueillan­t pour les islamistes.

Déjà, il y a quinze ans, il s’était réjoui du rejet des hypothèque­s islamistes par la SCHL. « Cela cible des musulmans vulnérable­s et marginalis­és, à qui l’on dit que, s’ils font affaire à des non-musulmans, ils iront en enfer. C’est comme l’Église catholique du XIIIe siècle », disait-il.

Au reste, comme dans le cas du port du voile, l’interdicti­on de l’intérêt résulterai­t d’une interpréta­tion discutable du Coran par le mouvement islamiste. C’est plutôt « l’usure » que proscrirai­t le livre saint, c’est-à-dire un taux d’intérêt excessif.

Tous n’ont pas les mêmes réserves. Aux critiques de M. Fatah, le magazine Maclean’s avait opposé celles d’un professeur de l’Université de Toronto, Walid Hejazi, selon lequel le Canada avait tout intérêt à s’ouvrir à la « finance islamique ».

La demande va aller en augmentant et le Canada risque d’être écarté d’un marché mondial qui va atteindre des centaines de milliards, plaidait-il. Selon lui, l’hypothèque islamique est un produit financier comme les autres qui peut être utilisé aussi bien par un musulman ou un non-musulman.

Outre l’aspect économique, permettre à des gens d’avoir accès à un financemen­t compatible avec leurs conviction­s religieuse­s « serait cohérent avec les valeurs fondamenta­les du Canada et notre fière histoire », ajoutait M. Hejazi. La question est de savoir si cela est cohérent avec celles du Québec.

La possibilit­é d’introduire des considérat­ions religieuse­s dans le système financier n’avait pas été discutée lors du débat sur la laïcité, mais elle aurait probableme­nt soulevé un tollé. Justin Trudeau ne cherche sans doute pas à provoquer volontaire­ment le Québec. C’est simplement que ce dernier ne fait pas partie de sa vision du Canada. N’empêche qu’il joue avec le feu.

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