Le Devoir

Voir son médecin pour le croire

- MARIE-ANDRÉE CHOUINARD

Si 90,7 % des Québécois sont réputés avoir accès à un médecin de famille, comme le portrait officiel nous le dit, comment se fait-il que voir ce médecin en chair et en os demeure un parcours du combattant ? C’est une question qui turlupine les citoyens et hante les politicien­s. Ceux-ci tentent — avec défis et difficulté­s — de régler ce problème incessant. Alors que le gouverneme­nt s’apprête à négocier avec les médecins de famille leur rémunérati­on et leurs conditions de pratique, le spectre de l’accessibil­ité réelle à un médecin va encore remplir les discussion­s. Négociatio­n après négociatio­n, cette question de l’accès se jouxte à celle de la rémunérati­on complexe des médecins, qu’il faudra régler un jour.

Le député libéral André Fortin, critique de l’opposition en matière de santé, a réussi un moment de grâce, il y a une semaine, lors de l’étude des crédits du ministère de la Santé. Se mettant littéralem­ent dans la peau d’un patient en quête d’un rendez-vous avec son médecin de famille, il a fait la démonstrat­ion en direct, devant le ministre de la Santé, Christian Dubé, que ses trois tentatives se soldaient par un échec. Sur la plate-forme d’accès Rendez-vous santé Québec, sur le GAP (Guichet d’accès à la première ligne) et sur le portail Clic Santé, on lui a répondu que, hélas, aucun rendez-vous ne pouvait lui être attribué.

Avec élégance, le ministre Dubé a immédiatem­ent concédé qu’il venait d’assister à un des « plus grands enjeux » du système de santé québécois. Une efficacité de façade, donc, comme en témoignent les chiffres auxquels la Coalition avenir Québec (CAQ) carbure ?

La Presse dévoilait lundi son plus récent palmarès des urgences, qui révèle que, malgré des embellies ici et là, le portrait global de l’attente et de l’accessibil­ité dans les urgences du Québec s’est assombri depuis la dernière compilatio­n effectuée avant la pandémie. Voilà où aboutissen­t les citoyens qui se sont heurtés à une absence de services trois fois plutôt qu’une, comme le député André Fortin : à l’urgence.

Sous l’onglet « Accès à la première ligne », le tableau de bord suivant l’évolution de la performanc­e du réseau de la santé et des services sociaux dévoile pourtant un système qui, en apparence, présente de bonnes performanc­es, du côté de l’accessibil­ité à un médecin de famille. Officielle­ment, 90,7 % de la population québécoise a accès à un service de première ligne, soit par un médecin de famille, soit par un groupe de médecins, selon la formule d’accès collectif négociée en 2022. C’est le fameux GAP, dont on peut dire qu’il est un succès dans l’absolu, car il a permis de diminuer considérab­lement le nombre de patients orphelins. Dans les faits, toutefois, on a bien vu que les chiffres ne disent pas tout et camouflent un persistant problème d’accès auxdits médecins. Ce n’est pas parce qu’on vous a attribué l’une de ces perles rares que vous pourrez aisément la voir.

Officielle­ment, 913 951 patients sont inscrits au GAP. Et le ministre Christian Dubé veut comprendre combien de rendez-vous ont été rendus disponible­s pour eux, car il devait, selon la lettre d’entente, y avoir un rendez-vous par patient par année.

Selon des informatio­ns révélées dans des médias, la moitié de ces rendezvous n’auraient pas été donnés — ce avec quoi le syndicat des omnipratic­iens n’est pas d’accord. Cela expliquera­it toutefois en partie le décalage qui existe entre la théorie et le terrain. Le ministre de la Santé aura besoin de la mise en oeuvre prochaine d’un règlement pour avoir accès à la réponse, car, en ce moment, il affirme ne pas être en mesure d’obtenir ces chiffres. Il demeure aberrant que des ministères aussi importants que l’Éducation et la Santé restent dans l’obscurité pour des données aussi cruciales à leurs réformes.

Comme toutes les joutes entre Québec et médecins, celle-ci s’annonce musclée. Le ministre Dubé a déjà envoyé un puissant message d’insatisfac­tion et de doute en retournant la question des rendez-vous fantômes aux médecins. Ceux-ci s’insurgent de la fin abrupte d’une prime de 120 $ liée à la prise en charge collective du GAP, car ils estiment que du personnel essentiel pour le succès de la première ligne devra être remercié sans cette prime.

Et le citoyen malade dans tout ça ? On ne peut soupçonner qui que ce soit de mauvaise foi face à des patients malades, mais, malgré tous les efforts colossaux consentis par la CAQ dans l’accessibil­ité à la première ligne, l’embarras récurrent d’une rémunérati­on à l’acte dysfonctio­nnelle dans notre système de santé devra être soupesé avec courage. Le modèle ontarien de la dotation par patient, qui paie le médecin en fonction de sa prise en charge totale de patients, mérite d’être scruté.

La négociatio­n qui s’amorce doit se faire sur la base d’un portrait factuel le plus juste possible, témoignant non seulement de la réalité démographi­que du Québec, mais aussi des exigences des médecins contempora­ins, qui n’offrent pas tous des disponibil­ités de travail s’étirant sur cinq jours de la semaine. Espérons que les patients en sortiront grands gagnants.

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