Le Devoir

Les stratégies du pseudonyme

Cette voie a permis aux femmes de s’aventurer sur des territoire­s d’action autrement réservés aux hommes

- François Guérard L’auteur est professeur associé au Départemen­t des sciences humaines et sociales de l’Université du Québec à Chicoutimi.

Dans la presse des premières décennies du XXe siècle au Québec, le lecteur ignorait le plus souvent l’identité des auteurs des textes. Une majorité d’articles ne portaient aucune signature, et bon nombre de textes d’opinion étaient présentés sous une fausse identité.

L’usage de telles signatures fictives au Québec a été abordé dans la recherche historique québécoise essentiell­ement pour d’autres genres d’écrits, dans le cadre de la production littéraire ou de l’émergence d’une écriture féminine. Or chacun de ces genres commande son propre régime de signatures.

Si pour le poète, le romancier, l’historien et le journalist­e, certaines des motivation­s à user de noms d’emprunt peuvent être semblables, celles qui touchent plus spécifique­ment le monde de la presse sont étudiées ici.

Pour les femmes, le pseudonyme a permis de s’aventurer sur des territoire­s d’action autrement réservés aux hommes. La prise de parole publique par les femmes s’accommodai­t mal de la modestie qui en était attendue et constituai­t donc une transgress­ion des moeurs de l’époque.

Bien d’autres transgress­ions ont été associées à l’usage de fausses signatures. Certains auteurs cachaient leur identité par crainte de représaill­es des autorités civiles ou religieuse­s. Pour un membre du clergé, la supercheri­e pouvait viser à tromper le supérieur hiérarchiq­ue. Il est arrivé au prêtre et historien Lionel Groulx de procéder ainsi pour esquiver la désapproba­tion d’un évêque.

Mais la fausse signature pouvait aussi cacher l’identité du prêtre à la population plutôt qu’au supérieur, l’objectif étant alors de garder secrète l’intrusion d’un membre du clergé dans un débat ou un champ d’intérêt où l’autorité de l’Église n’était pas reconnue.

D’autres motivation­s encore peuvent être évoquées. Par exemple, le même Lionel Groulx publiait parfois sous pseudonyme des comptes rendus élogieux de ses propres ouvrages afin d’en accroître les ventes. Ou encore, à l’aide de fausses signatures, des écrivains exerçant une autre profession cloisonnai­ent leurs deux vies profession­nelles afin d’éviter que l’une nuise à l’autre, ce type de stratégie s’estompant lorsque l’une ou l’autre pratique d’écriture gagnait en reconnaiss­ance sociale.

Noms de plume

Qu’en est-il des journaux, où l’anonymat et la pseudonymi­e ont été d’un usage particuliè­rement fréquent ? Il est connu que certains journalist­es signaient souvent leurs articles sous de faux noms, tel un Jean-Charles Harvey pour critiquer le clergé catholique et sa mainmise sur l’éducation.

On comprendra l’intérêt d’utiliser des pseudonyme­s à la lumière de sa mise à pied comme rédacteur en chef du journal Le Soleil immédiatem­ent après que le cardinal Villeneuve de Québec eut condamné un roman qu’il avait fait paraître sous son nom légal en 1934. Mais dans l’ensemble, si les journaux ont été examinés pour les signatures de chroniques et de pages féminines, ils ont pour le reste en bonne partie échappé aux recherches.

Or, chaque type d’écriture ou d’espace de publicatio­n impose des conditions spécifique­s quant au régime de signatures, variant de surcroît selon les époques. Les publicatio­ns périodique­s, touchant les publics les plus larges avec des textes rapidement consommés, ne jouissaien­t au XIXe siècle que d’une faible reconnaiss­ance, progressiv­ement rehaussée durant la première moitié du XXe. Ces particular­ités étaient propres à générer des stratégies spécifique­s à la presse quant aux signatures.

De telles stratégies sont à examiner également à la lumière de l’effet que peut avoir la signature fictive sur le lecteur, qu’il s’agisse de celui produit directemen­t par le nom inventé, ou par la conscience que peut avoir le lecteur de lire une fausse signature.

La fabricatio­n d’une signature journalist­ique, se livrant d’évidence comme fausse ou au contraire simulant un nom véritable, obéit non seulement à des considérat­ions personnell­es d’auteurs, mais aussi à celles de la direction et de la rédaction. Toujours en quête de lecteurs, ces dernières tenaient compte des réactions attendues du lectorat lors de la décision d’apposer ou non une signature, et le cas échéant lors du choix de celle-ci.

Il en va de même de la constructi­on du personnage nommé, auquel des traits de personnali­té, des champs de compétence­s peuvent être attribués : le patriote, le blagueur qui se gausse des politicien­s, le défenseur d’une morale stricte, etc.

C’est ce qui est exploré dans les publicatio­ns d’André Laliberté et d’Eugène L’Heureux, deux journalist­es ayant travaillé entre 1918 et 1943 comme rédacteurs et directeurs du principal journal du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Le Progrès du Saguenay.

Leurs pratiques de signatures sont examinées afin de retracer les stratégies à l’oeuvre au moment de signer, qu’elles soient individuel­les, éditoriale­s ou institutio­nnelles. Ces journalist­es, l’un étant prêtre et l’autre laïque, ont des objectifs de carrière distincts et ne sont pas soumis aux mêmes contrainte­s, ce qui se reflète dans leur usage de signatures inventées. La situation précaire du journal de même que les objectifs de propagande de l’Église diocésaine ont également joué un rôle à cet égard.

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