Les stratégies du pseudonyme
Cette voie a permis aux femmes de s’aventurer sur des territoires d’action autrement réservés aux hommes
Dans la presse des premières décennies du XXe siècle au Québec, le lecteur ignorait le plus souvent l’identité des auteurs des textes. Une majorité d’articles ne portaient aucune signature, et bon nombre de textes d’opinion étaient présentés sous une fausse identité.
L’usage de telles signatures fictives au Québec a été abordé dans la recherche historique québécoise essentiellement pour d’autres genres d’écrits, dans le cadre de la production littéraire ou de l’émergence d’une écriture féminine. Or chacun de ces genres commande son propre régime de signatures.
Si pour le poète, le romancier, l’historien et le journaliste, certaines des motivations à user de noms d’emprunt peuvent être semblables, celles qui touchent plus spécifiquement le monde de la presse sont étudiées ici.
Pour les femmes, le pseudonyme a permis de s’aventurer sur des territoires d’action autrement réservés aux hommes. La prise de parole publique par les femmes s’accommodait mal de la modestie qui en était attendue et constituait donc une transgression des moeurs de l’époque.
Bien d’autres transgressions ont été associées à l’usage de fausses signatures. Certains auteurs cachaient leur identité par crainte de représailles des autorités civiles ou religieuses. Pour un membre du clergé, la supercherie pouvait viser à tromper le supérieur hiérarchique. Il est arrivé au prêtre et historien Lionel Groulx de procéder ainsi pour esquiver la désapprobation d’un évêque.
Mais la fausse signature pouvait aussi cacher l’identité du prêtre à la population plutôt qu’au supérieur, l’objectif étant alors de garder secrète l’intrusion d’un membre du clergé dans un débat ou un champ d’intérêt où l’autorité de l’Église n’était pas reconnue.
D’autres motivations encore peuvent être évoquées. Par exemple, le même Lionel Groulx publiait parfois sous pseudonyme des comptes rendus élogieux de ses propres ouvrages afin d’en accroître les ventes. Ou encore, à l’aide de fausses signatures, des écrivains exerçant une autre profession cloisonnaient leurs deux vies professionnelles afin d’éviter que l’une nuise à l’autre, ce type de stratégie s’estompant lorsque l’une ou l’autre pratique d’écriture gagnait en reconnaissance sociale.
Noms de plume
Qu’en est-il des journaux, où l’anonymat et la pseudonymie ont été d’un usage particulièrement fréquent ? Il est connu que certains journalistes signaient souvent leurs articles sous de faux noms, tel un Jean-Charles Harvey pour critiquer le clergé catholique et sa mainmise sur l’éducation.
On comprendra l’intérêt d’utiliser des pseudonymes à la lumière de sa mise à pied comme rédacteur en chef du journal Le Soleil immédiatement après que le cardinal Villeneuve de Québec eut condamné un roman qu’il avait fait paraître sous son nom légal en 1934. Mais dans l’ensemble, si les journaux ont été examinés pour les signatures de chroniques et de pages féminines, ils ont pour le reste en bonne partie échappé aux recherches.
Or, chaque type d’écriture ou d’espace de publication impose des conditions spécifiques quant au régime de signatures, variant de surcroît selon les époques. Les publications périodiques, touchant les publics les plus larges avec des textes rapidement consommés, ne jouissaient au XIXe siècle que d’une faible reconnaissance, progressivement rehaussée durant la première moitié du XXe. Ces particularités étaient propres à générer des stratégies spécifiques à la presse quant aux signatures.
De telles stratégies sont à examiner également à la lumière de l’effet que peut avoir la signature fictive sur le lecteur, qu’il s’agisse de celui produit directement par le nom inventé, ou par la conscience que peut avoir le lecteur de lire une fausse signature.
La fabrication d’une signature journalistique, se livrant d’évidence comme fausse ou au contraire simulant un nom véritable, obéit non seulement à des considérations personnelles d’auteurs, mais aussi à celles de la direction et de la rédaction. Toujours en quête de lecteurs, ces dernières tenaient compte des réactions attendues du lectorat lors de la décision d’apposer ou non une signature, et le cas échéant lors du choix de celle-ci.
Il en va de même de la construction du personnage nommé, auquel des traits de personnalité, des champs de compétences peuvent être attribués : le patriote, le blagueur qui se gausse des politiciens, le défenseur d’une morale stricte, etc.
C’est ce qui est exploré dans les publications d’André Laliberté et d’Eugène L’Heureux, deux journalistes ayant travaillé entre 1918 et 1943 comme rédacteurs et directeurs du principal journal du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Le Progrès du Saguenay.
Leurs pratiques de signatures sont examinées afin de retracer les stratégies à l’oeuvre au moment de signer, qu’elles soient individuelles, éditoriales ou institutionnelles. Ces journalistes, l’un étant prêtre et l’autre laïque, ont des objectifs de carrière distincts et ne sont pas soumis aux mêmes contraintes, ce qui se reflète dans leur usage de signatures inventées. La situation précaire du journal de même que les objectifs de propagande de l’Église diocésaine ont également joué un rôle à cet égard.