Partageons équitablement les torts
L’entreprise d’effacement et de minorisation du peuple québécois est aussi l’oeuvre de Québécois francophones
Loin de moi l’idée de défendre le régime fédéral canadien et son passé. Plus vite le peuple québécois francophone s’extirpera de ce régime, plus grandes seront ses chances de survie. Mais je crois important de faire ressortir le fait que l’entreprise d’effacement et de minorisation du peuple québécois depuis le début des années 1960 a été principalement l’oeuvre de Québécois francophones eux-mêmes.
Ce que Paul St-Pierre Plamondon présente comme « une action canadienne dans le temps qui a entraîné le rapetissement et l’effacement graduel tant de l’autonomie québécoise que de la place du français dans le Canada » exige donc quelques nuances. Si cette action s’est faite, oui, dans le cadre canadien, elle n’a pas nécessairement été l’oeuvre du « régime » canadien.
Pierre Elliott Trudeau a aimé diminuer son peuple. En 1956, déjà, dans La grève de l’amiante, il le décrivait comme un groupe ethnique. Dans « Le Québec et le problème constitutionnel », texte rédigé en 1965 et publié en 1967 dans l’ouvrage Le fédéralisme et la société canadienne-française, il écrit que « le concept des deux nations au Canada est dangereux en théorie, et mal fondé en fait ». Il soutient plutôt, dit-il, la thèse « d’un fédéralisme canadien groupant deux communautés linguistiques ». Telle était sa vision de son peuple.
Une fois à la manoeuvre, il s’est employé à la traduire sur les plans législatif et constitutionnel. En réponse à la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (la commission Laurendeau-Dunton), qui propose l’adoption d’une vision biculturelle du Canada, il opte plutôt pour la politique du multiculturalisme ; ainsi se trouve évacué le concept de nation, le peuple québécois francophone n’est plus qu’une communauté culturelle parmi d’autres. Ce n’était pas là la vision de la commission, notamment d’André Laurendeau, mais c’est celle de Trudeau et de Frank Scott. Rien à voir avec le « régime » canadien, tout à voir avec la vision réductrice qu’un Québécois francophone a de son propre peuple.
En 1969, Trudeau fait adopter la Loi sur les langues officielles, qui, malgré les apparences, porte un autre coup à son peuple, car elle est viciée dans son principe même. En mettant sur un pied d’égalité le français et l’anglais, cette loi fait des anglophones du Québec une minorité ayant besoin de protection, et des Québécois francophones une majorité. Elle pervertit ainsi le sens du mot « minorité » en refusant de considérer les Québécois francophones comme une minorité au sein du Canada. Bien commode, car ainsi le Canada anglais évite d’être vu comme une majorité opprimant la véritable minorité.
Aux yeux de Pierre Elliott Trudeau, Québécois francophone, le peuple québécois francophone, minoritaire dans les faits, devient un groupe linguistique majoritaire de qui il faut protéger une minorité fictive, les Québécois anglophones. Le Canada anglais partage cette vision, mais c’est bien l’un des nôtres qui lui donne corps.
La charge de Trudeau contre son peuple ne s’arrête pas là. En 1982, il reconstruit l’ordre constitutionnel canadien sans l’accord du Québec. Il y a là une continuité certaine : s’il n’y a au Canada qu’une nation, c’est au sein de celle-ci, en tant que groupe unique, que réside le pouvoir constituant, quelle que soit l’opinion de ses composantes. Trudeau, le pourfendeur du nationalisme quand celui-ci s’exprime chez son propre peuple, en profite pour donner à l’autre peuple un puissant moyen d’affirmer son propre nationalisme : la Charte canadienne des droits et libertés.
Non seulement il cherche ainsi à noyer son peuple dans l’ensemble anglophone appelé Canada, mais il le fait malgré les réticences d’une grande partie du Canada anglais. Et pourquoi ne pas saisir cette occasion pour restreindre la marge de manoeuvre du peuple québécois en matière de protection de sa langue ? La « majorité » francophone n’avait-elle pas restreint les droits linguistiques de la « minorité » anglophone ? Bien sûr, cette minorité applaudit, elle qui n’avait jamais accepté la Charte de la langue française. Il demeure que la mesure émane d’un Québécois francophone.
Bien sûr, le Canada anglais a concouru à la réalisation de ces objectifs, mais qui peut nier que l’instigateur en fut Pierre Elliott Trudeau, le Québécois francophone ? Et qui peut nier que leur atteinte aurait été impossible s’ils n’avaient pas été appuyés par la quasi-totalité des députés québécois francophones siégeant à la Chambre des communes ? Ceux-ci partageaient-ils la vision que Trudeau avait de son propre peuple ? Il faut présumer que oui.
Et Pierre Elliott Trudeau, en tant que serviteur du Canada anglais, eut des émules. Son faire-valoir en chef, Jean Chrétien, poursuivit son entreprise. La Loi de clarification qu’il fit adopter en 2000, avec l’aide du zélé Stéphane Dion, a prétendu remettre à la Chambre des communes — donc, en pratique, au Canada anglais — la tâche de décider du texte de la question à laquelle le peuple québécois aurait à répondre dans un éventuel référendum sur son avenir politique et même d’évaluer le résultat de ce référendum.
Encore une fois, ce furent des Québécois francophones qui tentèrent de menotter ainsi leur propre peuple pour donner au Canada anglais la main haute sur leur avenir. On ne se souvient pas qu’il y ait eu une révolte des députés québécois francophones à la Chambre des communes. Ce fut plutôt une soumission à grande échelle.
Il est évident que le Canada anglais cherche aujourd’hui, comme il le cherchait hier, à imposer sa vision du Canada à notre peuple — en décriant l’utilisation préventive de la disposition de souveraineté parlementaire de la Charte canadienne des droits et libertés, par exemple. Il est également évident qu’il est aujourd’hui de plus en plus intolérant à l’égard du Québec, particulièrement quand celui-ci tente de défendre sa langue et son identité. On peut donc incriminer sans mal le régime canadien.
Mais soyons honnêtes, et reconnaissons que, depuis les années 1960, des Québécois francophones ont fait de ce régime l’instrument leur permettant de servir les intérêts du Canada anglais plutôt que ceux de leur propre peuple. Et que ceux et celles qui entretiennent aujourd’hui l’illusion d’une troisième voie politique ou d’un renouvellement possible du fédéralisme canadien perpétuent la pratique.