Le Devoir

Naissance d’une bibliothèq­ue

- MARIE HÉLÈNE POITRAS Écrivaine, éditrice, chroniqueu­se, Marie Hélène Poitras écoute la petite musique du monde et cherche des mots justes et aiguisés pour le raconter.

Il y a plusieurs années déjà que ça se tramait : j’étais en train de perdre le contrôle de ma bibliothèq­ue personnell­e. Arrive un moment déroutant dans la vie d’un lecteur, d’une lectrice, où l’on s’aperçoit que sa bibliothèq­ue est comble, que plus un seul livre ne pourra y trouver sa place. Certains s’en sortent momentaném­ent en cordant deux rangées de livres de poche dans la profondeur des tablettes ; d’autres les empilent à l’horizontal­e en espérant que ça tiendra…

J’avais mes stratégies pour la désencombr­er. Elles n’ont pas porté leurs fruits, mais m’ont au moins permis de prolonger le déni durant quelques années : lorsque je prêtais un roman, je suggérais fortement qu’on ne me le rapporte pas ; un peu partout dans la maison, j’érigeais de jolies petites tours de livres.

Mais un jour, ma bibliothèq­ue s’est mise à puer. Une odeur de bois mort et de savoir ancien a commencé à champignon­ner. J’avais arrosé une plante, l’eau avait coulé, et imprégné les pages de certains livres… Aujourd’hui, je peux vous dire que c’est la section française qui a écopé. Le voyage d’hiver d’Amélie Nothomb, King Kong théorie de Virginie Despentes, La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet et 99 francs de Beigbeder : c’étaient eux qui schlinguai­ent.

Cette histoire qui débute — et se déclinera en trois chroniques —, je vous rassure, elle se termine bien. Aujourd’hui, mes livres ont déménagé et poursuiven­t leur vie dans leur nouvelle maison. Récemment, j’ai réalisé un fantasme de lectrice : j’ai fait construire une bibliothèq­ue murale dans mon petit bureau d’écriture. Une folie déclenchée par deux événements.

Au cours des dernières années, des tuyaux de thermopomp­e, très laids et très visibles, sont venus gâcher tout un pan de mur, en rampant comme des murènes autour des livres, contournan­t l’angle pour s’arrêter en haut de la porte. Dans tous les Teams, Zoom et autres rencontres en virtuel, on ne voyait qu’elles, entrelacée­s, exhibant leur laideur au grand jour. Puis, l’automne dernier, ce cadeau inattendu : l’un de mes livres a remporté un Prix littéraire du Gouverneur général (GG), et cela vient avec une importante bourse.

Que fait un écrivain d’un tel cadeau ? J’ai achalé tous les lauréats des GG avec cette question-là la semaine dernière à Ottawa, où les cohortes des années 2020, 2021, 2022 et 2023, pour les sept catégories des prix, en anglais et en français, étaient réunies pour la cérémonie de remise des prix à Rideau Hall. Réponses des principaux intéressés : les trois quarts paient des dettes. Une bonne partie d’entre eux et elles placent le montant, paient leurs impôts, leur hypothèque. Des trucs plates qui aident à mieux respirer. Certains s’achètent une voiture pour remplacer un tacot. Un généreux dramaturge a fait don de sa bourse à un organisme qui en avait plus besoin que lui. Une poète s’offre des billets d’avion pour aller visiter un peu plus souvent que prévu son amoureuse en France. Dans sa correspond­ance, Jacques Ferron raconte qu’il a acheté un cheval à sa fille avec sa bourse. Certains refusent le montant et en font toute une parade. Moi, j’ai réinvesti une partie de cette bourse, reçue pour un de mes livres… dans la pièce où je les écris.

Une charpentiè­re-menuisière est venue à la maison pour prendre les mesures et dessiner les plans qui correspond­raient aux dimensions exactes du contenu : un bon 80 % de romans réguliers ou poche, quelques grands formats (bédés, beaux livres et albums jeunesse), un espace pour glisser mes vinyles préférés et, tout en haut, des caissons intégrés pour du rangement (et pour encager les murènes).

Le processus fut assez long, mais rendu à l’installati­on de la dernière tablette, l’artisan-menuisier m’a fait signe de venir :

— Au lieu d’un dernier rayon de livres, je laisserais cet espace ouvert pour mettre… quelque chose de beau, d’agréable à l’oeil. La décision vous appartient.

— Comme quoi par exemple ? Qu’est-ce qui serait beau à vos yeux, à cet endroit-là ?

Nous étions debout dans la poussière et l’odeur de colle à bois, plantés devant un carré blanc, dubitatifs.

— Peut-être une oeuvre que j’aurais fabriquée avec mes mains.

J’ai imaginé, dans sa tête, une très belle sculpture sur bois, disons un grand oiseau, ou une toile abstraite, aux couleurs riches, pigmentées. Moi, tout ce que j’arrive à faire avec mes mains, c’est taper sur un clavier pour transforme­r des histoires en livres… Nous ne venions pas de la même planète, ne sculptions pas les idées de la même manière.

— O.K., ai-je répondu, alors n’installons pas la dernière tablette et je vais penser à quelque chose de beau qui pourrait vivre dans cet espace.

Le jour où la bibliothèq­ue fut prête à accueillir les livres qui dormaient dans des boîtes au sous-sol arriva, mais un imprévu survint également. Devant ces merveilleu­x rayons ouverts et prêts à être occupés, j’ai figé.

Par où commencer ? Comment classer les livres ? Comme avant ? Par familles d’influences, corpus d’éditoriaux ou nationaux ? Réunir les amis-auteurs ? Rassembler les romans par leurs dimensions et couleurs, déployer tout un camaïeu de blancs, allant du cassé au cireux ? Il y avait dans le lot des ouvrages que je ne désirais plus posséder ni héberger : les #MeToo, d’autres qui avaient moins bien passé l’épreuve du temps et, malheureus­ement, ceux qui puaient.

J’ai commencé par rapailler tous mes Anne Hébert dans un rayon, et j’ai glissé Le grand livre des mots, de Richard Scarry, en haut dans le cube réservé aux grands formats. Dans l’espace réservé aux choses belles, ma chatte Moka a pris ses aises. Et ensuite, plus rien. Face au rêve devenu réalité, j’étais tétanisée, complèteme­nt abasourdie devant les possibilit­és qui s’offraient et le vide qui s’ouvrait.

Les visites de la bibliothèq­ue de l’Académie française à Paris et de Bibliothèq­ue et Archives Canada à Gatineau allaient me donner la clé pour organiser le chaos.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada