Le Devoir

Entre les mailles du filet

Une personne sur quatre ayant reçu un verdict de nonrespons­abilité criminelle en 2023 était déjà connue du système

- AMÉLI PINEDA ET STÉPHANIE VALLET DIVISION ENQUÊTE LE DEVOIR

Le 27 mars 2023, Isaac Brouillard Lessard poignarde deux policiers venus l’arrêter à son domicile de Louisevill­e. L’homme atteint d’un trouble schizoaffe­ctif est abattu et l’agente Maureen Breau succombe à ses blessures. Trois jours plus tôt, ses parents, inquiets de son état et convaincus qu’il était en psychose, avaient pourtant alerté les policiers. Une enquête du Devoir révèle qu’une personne sur quatre dont le dossier criminel s’est soldé par un verdict de non-responsabi­lité criminelle était déjà connue de la commission responsabl­e d’assurer le suivi de cette population en raison de ses antécédent­s violents. Isaac Brouillard Lessard en fait partie.

« Je peux vous dire que son père et moi, on s’est demandé s’ils attendaien­t qu’un drame se produise, mais jamais on n’aurait imaginé que le drame serait aussi gros que ça », confie en entrevue avec Le Devoir Sandra Lessard, mère de l’homme de 35 ans.

L’histoire d’Isaac Brouillard Lessard est symptomati­que d’un problème systémique, selon l’analyse que nous avons effectuée.

Avant de commettre l’irréparabl­e, Isaac Brouillard Lessard avait été déclaré non criminelle­ment responsabl­e (NCR) à cinq reprises depuis 2013, pour menaces de mort contre des membres de sa famille et voies de fait sur des membres du personnel soignant. Les parents sont catégoriqu­es : le drame qui a coûté la vie à leur fils et à une agente de la Sûreté du Québec, en plus de blesser un patrouille­ur, aurait pu être évité.

Les espoirs de Sandra Lessard de retrouver le « vrai Isaac » se sont évanouis en février 2022.

Comme toutes les personnes ayant reçu un verdict de non-responsabi­lité criminelle, Isaac Brouillard Lessard était suivi par la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM). Lors de chaque audience, cette division du Tribunal administra­tif du Québec est responsabl­e de déterminer si la personne représente, en raison de son état mental, un risque important pour

Malheureus­ement, on n’est pas organisé en tant que société pour gérer correcteme­nt la maladie mentale, mais je pense quand même que la Commission n’a pas fait sa job. C’est elle qui avait le pouvoir de faire quelque » chose. SANDRA LESSARD

la sécurité du public. Puis elle doit répondre à ses besoins sociaux en permettant sa réinsertio­n sociale. Au terme d’une audience où témoignent le médecin ou le psychiatre traitant, la Commission décide si la personne doit être « détenue » dans un hôpital afin d’y recevoir des soins psychiatri­ques ou plutôt libérée inconditio­nnellement ou sous conditions.

« Je ne veux pas donner le blâme à une seule personne, parce que malheureus­ement, on n’est pas organisé en tant que société pour gérer correcteme­nt la maladie mentale, mais je pense quand même que la Commission n’a pas fait sa job. C’est elle qui avait le pouvoir de faire quelque chose », dénonce Mme Lessard, qui a vu, impuissant­e, son fils être libéré sous conditions lors de son dernier passage devant la CETM.

« Il me semble que lorsque tu as une personne agressive, arrogante, stressée et nerveuse, tu vois qu’il faut intervenir. Et quand j’ai su qu’il retournait chez lui, le frisson m’a levé sur le corps. En tant que parents, on attendait juste ça, on se disait que s’il était pris en charge, amené à l’hôpital et qu’on s’assurait qu’il était médicament­é, il irait mieux », confie la mère d’Isaac Brouillard Lessard.

« Quand il était pris en charge, Isaac allait très bien et c’était vraiment quelqu’un de merveilleu­x », ajoute-t-elle.

Des drames qui se multiplien­t

Isaac Brouillard Lessard n’est pas le seul accusé reconnu NCR à avoir fait les manchettes au cours des derniers mois. En février dernier, Fabio Puglisi, qui avait quant à lui été libéré inconditio­nnellement par la CETM en 2019, aurait tué sa mère et une voisine à Vaudreuil-Dorion.

« Dans les dernières années, il y a eu beaucoup de drames au Québec impliquant des personnes qui étaient déjà passées par la CETM », indique le Dr Mathieu Dufour, chef du service de psychiatri­e de l’Institut national de psychiatri­e légale Philippe-Pinel. « C’est une augmentati­on du nombre d’événements qui est anormale. »

Le Devoir a analysé toutes les décisions rendues en 2023 par la CETM. Conclusion : les dossiers d’Isaac Brouillard Lessard et de Fabio Puglisi ne sont pas des cas isolés. Notre enquête montre que 89 des 371 audiences (24 %) tenues par la Commission à la suite d’une accusation criminelle s’étant soldée par un verdict de non-responsabi­lité criminelle concernaie­nt des individus ayant déjà reçu un verdict similaire par le passé.

« Je trouve ça élevé », déplore la professeur­e Anne Crocker en constatant les données du Devoir. Celle qui occupe aujourd’hui le poste de directrice de la recherche et de l’enseigneme­nt universita­ire à l’Institut national de psychiatri­e légale Philippe-Pinel avait fait un exercice semblable en 2015. Elle avait dévoilé, par une vaste étude publiée dans la Revue canadienne de psychiatri­e, que 8 % des patients sous la CETM avaient déjà reçu un verdict de non-responsabi­lité criminelle.

« C’est vraiment une augmentati­on significat­ive de l’utilisatio­n du verdict de non-responsabi­lité criminelle. Ce qui me fait dire qu’on l’utilise encore trop comme alternativ­e à des soins habituels. Pour moi, c’est un manque de ressources en santé mentale plus qu’un problème de surveillan­ce », ajoute-t-elle.

Libérés sans conditions

Selon la compilatio­n du Devoir, 73 % des personnes NCR récidivist­es ont pu reprendre leur vie sans obligation de suivi après avoir été libérées inconditio­nnellement en 2023 par la Commission, qui a jugé qu’elles ne représenta­ient plus un risque important pour la sécurité du public.

Le psychiatre généralist­e de Liliane Hubert n’a pas été en mesure de convaincre la Commission du risque que représenta­it sa patiente, atteinte de schizophré­nie. Mme Hubert est elle aussi passée entre les mailles du filet censé protéger le public. Accusée d’avoir proféré des menaces de mort à une femme en 2018, elle a été déclarée NCR et libérée sans conditions, mais a fini par poignarder à mort son copain trois ans plus tard dans un appartemen­t de Limoilou. Son psychiatre recommanda­it pourtant qu’elle soit suivie pour éviter qu’elle ne récidive. « Malgré l’améliorati­on notable de l’accusée au cours de la dernière année, elle demeure à risque pour la sécurité du public en raison de son historique de consommatr­ice de drogues », avait plaidé son psychiatre, qui recommanda­it à la CETM de faire preuve de prudence et de la libérer, mais sous conditions.

« La Commission comprend la recommanda­tion prudente de Dr Rousseau, lequel se voulait protecteur pour la société et souhaitait voir évoluer l’accusée sur une plus longue période afin de recommande­r une libération conditionn­elle. Toutefois, de la preuve présentée et du témoignage même de Dr Rousseau, la Commission ne peut que constater que l’accusée ne représente plus, en raison de son état mental, un risque important pour la sécurité du public. Certes un risque demeure, mais ce risque n’est, au jour de l’audience, qu’hypothétiq­ue. Elle doit donc être libérée inconditio­nnellement », conclut la CETM dans une décision rendue en janvier 2020.

Mais qu’entend-on par « dangerosit­é » ? Et surtout, qui détermine qu’une

À lire dans nos pages demain : Des policiers qui ignorent leurs pouvoirs

personne NCR représente un risque pour elle-même ou pour autrui ?

Le psychiatre Mathieu Dufour rappelle que selon la jurisprude­nce canadienne, une personne déclarée NCR est présumée non dangereuse. Le psychiatre traitant doit donc être capable de faire la preuve devant la Commission que son patient est dangereux. « Sinon, le patient est présumé non dangereux, puis il faut qu’il soit relâché. C’est toute la base de notre système de psychiatri­e légale actuelle. »

« Il ne faut pas juste prouver que le patient va retomber malade. Il faut qu’on démontre qu’il va être malade, puis qu’il va y avoir de la violence. Souvent, c’est facile à dire : quelqu’un qui n’a pas d’autocritiq­ue, sans contrainte légale, va arrêter ses médicament­s et donc devenir psychotiqu­e. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on n’a pas de boule de cristal pour être sûrs à 100 % dans notre critère s’il va devenir violent », précise le Dr Dufour, qui insiste sur l’importance de l’utilisatio­n d’outils d’évaluation de la dangerosit­é spécialisé­s (voir texte ci-dessus).

Sandra Lessard est catégoriqu­e : la médication obligatoir­e aurait sauvé la vie de son fils et de la sergente Maureen Breau. « Si vous voulez vite que ça s’arrête un peu, tous ces drames-là : médication obligatoir­e, et assurez-vous qu’ils les prennent [leurs médicament­s]. C’est simple comme ça. Après ça, vous aurez le temps de monter de nouveaux programmes ou de mettre du budget ailleurs. »

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