Le Devoir

La culture était en noir

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

Vous avez peut-être vu passer l’image d’un Quat’Sous en berne, tagué et placardé, sur le point d’être converti en condos sans âme. La fausse nouvelle imaginée par les artistes Francis-William Rhéaume et Sharon Ibgui cherche à nous ouvrir les yeux sur les « dangers de créer sans âme » et de « vivre sans coeur ». Si cette image saisit, c’est qu’elle ouvre la porte sur un futur dystopique facile à imaginer tandis que le milieu des arts vivants manifeste pour sa survie dans la vraie de vraie vie postpandém­ie.

2024 n’est pas une année comme les autres pour les arts de la scène, qui en sont encore à retrouver leurs publics. Les organismes culturels espèrent reprendre le fil d’une certaine normalité alors que seront octroyés, cet été, les fonds voués au Soutien à la mission. La dernière fois que ce financemen­t sur quatre ans a été octroyé, c’était en 2017. Il y aura des miracles à faire pour trouver un équilibre entre les appétits des grandes institutio­ns et la relève qui se bouscule au portillon.

Soudés dans un front commun dont la vigueur en dit long sur leur état d’esprit, artistes et artisans usent d’un vocabulair­e de la survivance qui ébranle avec, en figure de proue, une culture toute de noir vêtue, comme l’héroïne de Truffaut. Ils disent n’avoir calculé que l’essentiel pour traverser les remous inflationn­istes et reprendre pied dans un monde dématérial­isé, qui les invisibili­se. Exception faite de quelques éléphants blancs, ils disent vrai ; quiconque crée au Québec connaît le secret de la multiplica­tion des pains. Et ses limites.

C’est ce moment qu’ont choisi Ottawa et Québec pour sonner le retour des jours maigres. Le Conseil des arts du Canada a échappé au radar du budget Freeland. Il n’a pas hérité d’argent frais à offrir aux artistes, qui n’ont jamais été aussi nombreux à frapper à sa porte. Des 6750 demandes pour son programme Explorer et créer, seules 16,6 % ont été retenues. Du jamais vu.

À Québec, la déconfitur­e est pareilleme­nt grande. Lors de l’étude des crédits, mardi, le ministre de la Culture s’est évertué à défendre une gestion rigoureuse et inventive des maigres moyens dont il a hérité. Sa bonne foi ne suffira pas à changer l’eau en vin. Le Conseil des arts et des lettres du Québec devra composer avec un budget de 160,5 millions. C’est moins que lors du dernier exercice (161,2 millions).

L’inflation pesant, le milieu culturel espérait 100 millions de plus. Des projets prometteur­s mourront dans l’oeuf. De jeunes pousses dépériront avant d’avoir goûté la chaleur du soleil. Car il faut le redire, le couperet tombe de plus en plus tard dans le cycle dit « normal » de la création. À l’aune de ces chiffres en profond décalage, il paraît impérieux de le rajuster.

Bien sûr, il importe de diversifie­r et de vitaliser les revenus des organismes culturels. Oui, il faut plus de philanthro­pie et des partenaria­ts plus souples avec le privé. Oui, il faut des maillages plus naturels avec d’autres milieux, au premier chef avec les milieux scolaire et communauta­ire. Oui, il faut des réseaux plus forts, des partages de ressources optimisés, des stratégies porteuses communes. Et oui, il faut des publics plus variés et plus investis.

Tout cela est vital : créateurs, producteur­s et diffuseurs ont le devoir de se pencher avec sérieux sur ces tâches pressantes. Reste qu’aucune culture nationale ne saurait survivre dans un milieu aussi petit que le nôtre sans soutien étatique prévisible et cohérent. Alors que le milieu crie sa fragilité, reculer ou même faire du surplace sur le financemen­t public relève d’un aveuglemen­t qui, s’il persiste, pourrait se transforme­r en non-assistance à trésor en danger.

On fait grand cas ces jours-ci de l’avenir du français. Il faut se réjouir de cet intérêt décuplé pour notre langue commune. Comme l’attachemen­t à une langue ne saurait advenir sans culture, il est pour le moins paradoxal qu’on ait autant de mal à comprendre à quel point ces deux combats sont tricotés serrés.

Il y a des bâtons de pèlerin à saisir. On ne peut pas se déchirer au sujet de notre langue sous haute surveillan­ce sans s’inquiéter en même temps de voir sa flamme culturelle vaciller dans nos imaginaire­s. Avec ce que le fédéral fait — et surtout ne fait pas — pour protéger le français et la vitalité de la création québécoise, le rapatrieme­nt des pleins pouvoirs en matière de culture semble un passage obligé pour un milieu culturel sous-subvention­né et sous-estimé comme le nôtre.

Il est fascinant d’ailleurs de constater combien le sort de la culture sonne comme une abstractio­n pure dans le débat public, même chez les observateu­rs les plus aguerris. Cette même culture repose pourtant sur des visages, des voix, des lieux et des mots concrets et aimés. « Sans artistes, pas d’identité, sans identité, pas de nation », rappelle Christian Lapointe.

L’auteur, metteur en scène, acteur et pédagogue a raison. Notre culture parle de nous comme aucune autre. De quoi rêvera-t-on — et en quelle langue — si on laisse cette fenêtre sur notre âme s’obscurcir jusqu’à dépérir ?

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