La terre dégèle
« L’hiver s’en va, c’est dur à croire, mais on a passé à travers ; la terre dégèle, les filles sont belles, dans l’hôtel y fait chaud. » Je fredonne ces paroles de Richard Desjardins, sans trop m’en rendre compte, occupée à fagoter les branches du prunier que je viens de tailler. En achetant un modeste triplex à Montréal, je ne pensais pas devenir aussi propriétaire d’un arbre fruitier. Pour tout vous avouer, il est apparu sur mon terrain par magie il y a huit ans, sûrement une prune tombée des arbres du voisin, ou échappée par un écureuil trop pressé. Je l’ai laissé vivre et grandir, pour voir s’il allait un jour donner des fruits, ce qu’il fait généreusement depuis maintenant cinq ans.
Pour savoir comment en prendre soin, j’espionne le père de mon voisin. Guiseppe est vieux, très vieux, son dos est courbé comme les branches de ses pruniers et de ses poiriers, mais c’est lui le jardinier responsable de ce minuscule lopin de terre en pleine région métropolitaine. Guiseppe sait ce qu’il fait, ses gestes sont devenus plus lents avec les années, mais ils sont précis et surtout ils sont efficaces. Sur ce terrain du nord de la ville, c’est un véritable petit verger qui fleurit chaque printemps. Regarder cet homme travailler est ma source principale d’information, c’est aussi éducatif, sinon plus, que tous les tutoriels disponibles sur Internet.
Mon prunier n’est pas seul à produire dans mon petit jardin, loin de là. Je suis devenue complètement accro à mon potager urbain. Bien que citadine endurcie, j’ai toujours aimé jouer dans la terre. Durant l’enfance, j’ai eu la chance de voir ma mère faire pousser des fleurs et des légumes sur le terrain de notre maison de campagne en Normandie. Le jardinage était l’activité parfaite pour décompresser après une semaine de métro, boulot, dodo. Je voyais ça comme un luxe de la petite bourgeoisie. Nous n’avions pas besoin de ces récoltes pour nous nourrir. C’était donc par pur plaisir que les cosmos et les tomates coloraient notre vie.
Croquer dans une tomate cerise qu’on a vue se développer à partir de nos semis, ça goûte le soleil et la fierté, de quoi rivaliser avec n’importe quelle tomate de la Toscane.
Plus tard, j’ai eu des chalets et malgré des sols sablonneux, ou trop acides, ou trop rocheux, je me suis évertuée à essayer de faire pousser des choses. D’abord des vivaces coriaces, puis des herbes aromatiques, et enfin quelques légumes. J’ai essuyé de cuisants échecs, mais j’ai aussi réussi, quelques fois.
Puis, n’ayant plus de résidence secondaire à la campagne, j’ai décidé de transformer ma cour de ville en petit potager. À l’instar d’environ 40 % de mes concitoyens, jardiner en milieu urbain est plus qu’un loisir, c’est devenu un art de vivre. Que ce soit sur un balcon, un toit, en bac ou en pleine terre, nous sommes des milliers à semer, arroser et désherber. Mais pourquoi aimons-nous tant cette activité ? Qu’est-ce qui pousse les gens à se battre contre les écureuils, les limaces, les pucerons, ou toute autre plaie d’Égypte prête à s’abattre sur nos jeunes plants ? Quel mécanisme étrange dans mon cerveau fait qu’un article pour prévenir le mildiou de la tomate est aussi agréable à lire que le dernier roman de mon auteur préféré ?
J’ai fait quelques recherches pour comprendre ce phénomène. Il existe peu de littérature scientifique sur la sécrétion de sérotonine chez le jardinier amateur lorsqu’il observe l’apparition des premières fleurs de courgettes. Cependant, tous les articles que j’ai lus s’entendent pour dire que jardiner est excellent pour la santé physique et mentale.
En premier lieu, c’est une activité extérieure qui nous fait bouger sans qu’on s’en rende compte. On s’oxygène, on capte de la vitamine D et on se dépense en même temps. Parfois, on fait même des efforts physiques importants. Selon certaines études, trois heures et demie de jardinage nous permettaient de perdre 1000 calories, soit l’équivalent de 2 heures de course à pied. Si on fait attention à notre dos et qu’on plie bien les genoux en ramassant nos sacs de terre, le jardinage est un véritable conditionnement physique.
D’autre part, il y a quelque chose de méditatif dans les soins qu’on porte à nos précieux végétaux. Le fait de poser des gestes délicats ou répétitifs et d’être entouré de végétation réduirait le stress de manière notable. Personnellement, le bourdonnement incessant des tracas de la vie quotidienne disparaît en quelques minutes de jardinage. Il suffit que je sois à quatre pattes pour arracher le liseron qui veut gagner la course contre mes haricots pour que je me sente plus légère et détendue.
Sans oublier les bienfaits d’une alimentation riche en légumes frais. Même si la récolte est modeste, comme celle que quelques pots peuvent produire sur un balcon. Des concombres cultivés sans pesticides ni herbicides sont une formidable source de vitamines et de fibres. J’ajouterais aussi que croquer dans une tomate cerise qu’on a vue se développer à partir de nos semis, ça goûte le soleil et la fierté, de quoi rivaliser avec n’importe quelle tomate de la Toscane.
Ainsi chaque printemps annonce le retour de mon terrain de jeu préféré. Le fond de l’air se réchauffe tranquillement, les moineaux viennent ramasser la laine que perd mon malamute pour faire leur nid, le lilas est paré pour son éclosion parfumée, tandis que je prépare la terre à recevoir les semis qui poussent sur le bord de la fenêtre de la cuisine. Bientôt, j’observerai les aubergines, les framboises, les courgettes, les tomates, les poivrons, les prunes et bien d’autres, qui croîtront au soleil, au même rythme que mon doux sentiment d’accomplissement.