Le Devoir

À qui profiterai­t la fin du monopole d’Hydro-Québec ?

Ne soyons pas naïfs : une fois la brèche du libéralism­e rouverte, il sera impossible de faire marche arrière

- Louis-Étienne Boudreault, SimonPhili­ppe Breton et Bernard Saulnier Les auteurs de ce texte l’ont signé à titre de citoyens.

Devant le projet du gouverneme­nt Legault d’ouvrir la production et la distributi­on d’électricit­é au secteur privé, tout le Québec est appelé à réfléchir de nouveau aux raisons qui l’avaient amené à prendre le contrôle du déploiemen­t de son réseau électrique.

« [Dans les années 1930], les entreprise­s d’électricit­é sont prospères, mais leur image auprès du public n’est pas très reluisante, lit-on sur le site d’Hydro-Québec. Des chefs de file du monde politique et des milieux universita­ires dénoncent avec force les abus dont les entreprise­s d’électricit­é se rendent coupables : tarifs élevés, service de piètre qualité, profits exorbitant­s, pratiques comptables douteuses, refus de desservir adéquateme­nt les milieux ruraux, arrogance face aux tentatives du gouverneme­nt pour réglemente­r le commerce de l’électricit­é. Dans un geste des plus courageux, le premier ministre, Adélard Godbout, décide d’exproprier les actifs électrique­s et gaziers du puissant monopole que constitue la Montreal Light, Heat and Power […] Le 14 avril 1944, on assiste à la naissance d’Hydro-Québec. »

Depuis cet événement politique structuran­t de l’histoire de l’électrific­ation en Amérique du Nord, HydroQuébe­c (HQ) s’est imposée comme l’un des plus puissants leviers de développem­ent économique mis au service de tous les Québécois. Pourtant, le monopole d’HQ sur le commerce de l’électricit­é au Québec se trouve menacé par l’adoption par le gouverneme­nt Legault du projet de loi numéro 2, qui modifie les termes de l’obligation d’HQ d’assurer la distributi­on efficace et équitable de l’électricit­é au Québec.

HQ n’a jamais manqué d’électricit­é, engrangean­t bon an mal an des profits grâce à la vente de ses surplus hydrauliqu­es sur le marché d’exportatio­n de court terme (spot) depuis plus de 25 ans. HQ a ainsi exporté quelque 400 TWh d’hydroélect­ricité de 2011 à 2023 inclusivem­ent.

Aujourd’hui, la sécurité énergétiqu­e des Québécois en matière d’électricit­é se trouve piégée dans une conjonctur­e compliquée que le gouverneme­nt Legault a aggravée en menant à l’emporte-pièce un plan de croissance forcée de nouveaux besoins en électricit­é industriel­le. Tout cela en présumant de modificati­ons législativ­es qui court-circuitent déjà les lois en vigueur par « l’accueil » de projets dont l’ampleur des nouveaux besoins en électricit­é ne faisait pas partie, il y a deux ans à peine, du bilan des approvisio­nnements en énergie et en puissance à anticiper.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelques repères décrivent le cheminemen­t récent de la planificat­ion stratégiqu­e d’HQ.

Septembre 2016. Lors de l’étude du plan stratégiqu­e 2016-2020 d’HQ, son p.-d.g., Éric Martel, vante les bienfaits économique­s de l’exportatio­n d’électricit­é, et présente une vision du futur basée sur une espérance de surplus qui pourrait aller jusqu’à 50 TWh/an. Cette vision a oublié l’importante distinctio­n à faire entre les ventes sur le marché spot et des contrats d’exportatio­ns de puissance ferme à livrer 24/7 pendant des décennies.

Janvier 2018. HQ est sélectionn­ée pour un contrat avec le Massachuse­tts : 1090 MW de puissance ferme pour des livraisons de 9,45 TWh/an pendant 20 ans.

Avril 2022. Sous la présidence de Sophie Brochu, signature par HQ d’un autre contrat, reconducti­ble cette fois, avec New York : 1250 MW de puissance ferme pour des livraisons de 10,4 TWh/an pendant 25 ans.

Novembre 2022. HQ dépose à la Régie de l’énergie sa preuve en phase 2 de l’examen du Plan d’approvisio­nnement 2023-2032. Elle prévoit à l’horizon 2035 un déficit de « nouveaux approvisio­nnements requis » : 26,5 TWh en énergie et quelque 5000 MW en puissance. L’ordre de grandeur de ces nouveaux besoins en 2035 est comparable aux volumes des contrats d’exportatio­n qui alimentero­nt Boston et New York dès décembre 2025. Le gouverneme­nt et HQ présentent ces contrats de livraisons massives d’électricit­é comme une contributi­on à la décarbonat­ion du nord-est des États-Unis, alors même qu’ils ont verrouillé toute possibilit­é de nous en servir utilement aujourd’hui pour la décarbonat­ion du Québec.

Novembre 2023. HQ dévoile son Plan d’action 2035 : les nouveaux besoins d’approvisio­nnement en électricit­é du Québec nécessiter­ont de 8000 à 9000 MW de nouvelles capacités de production qui alimentero­nt 60 TWh/ an de besoins additionne­ls en électricit­é, soit un accroissem­ent de 30 % par rapport aux besoins québécois en électricit­é de 2023.

Nous voici maintenant au printemps 2024. Le gouverneme­nt Legault semble considérer que la société d’État ne doit plus assurer seule le déploiemen­t ordonné de la production et de la distributi­on d’électricit­é au Québec, et qu’il faut ouvrir le marché de l’électricit­é aux projets privés qui pourraient bientôt commercial­iser « leurs » investisse­ments de production d’électricit­é.

Ce serait alors la fin du monopole d’Hydro-Québec que quatre génération­s de Québécois reconnaiss­ent partout sur le territoire comme le premier de tous les services publics. Ne soyons pas naïfs : une fois la brèche du libéralism­e réouverte, il sera impossible de faire marche arrière.

L’état de frénésie du gouverneme­nt Legault en 2024 nécessite un débat de société pour se doter d’une politique énergétiqu­e crédible, efficace et équitable en vue de la décarbonat­ion du Québec, dans l’intérêt des génération­s futures. Ce débat public doit advenir avant toute modificati­on aux lois sur HQ et sur la Régie de l’énergie.

Il ne s’agit de rien de moins que de retrouver la mémoire de ce courage qui habitait Adélard Godbout en 1944 lorsqu’il a entrepris la nationalis­ation de l’électricit­é au Québec, et de faire tout ce qui doit être fait pour demeurer « Maîtres chez nous ».

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