À qui profiterait la fin du monopole d’Hydro-Québec ?
Ne soyons pas naïfs : une fois la brèche du libéralisme rouverte, il sera impossible de faire marche arrière
Devant le projet du gouvernement Legault d’ouvrir la production et la distribution d’électricité au secteur privé, tout le Québec est appelé à réfléchir de nouveau aux raisons qui l’avaient amené à prendre le contrôle du déploiement de son réseau électrique.
« [Dans les années 1930], les entreprises d’électricité sont prospères, mais leur image auprès du public n’est pas très reluisante, lit-on sur le site d’Hydro-Québec. Des chefs de file du monde politique et des milieux universitaires dénoncent avec force les abus dont les entreprises d’électricité se rendent coupables : tarifs élevés, service de piètre qualité, profits exorbitants, pratiques comptables douteuses, refus de desservir adéquatement les milieux ruraux, arrogance face aux tentatives du gouvernement pour réglementer le commerce de l’électricité. Dans un geste des plus courageux, le premier ministre, Adélard Godbout, décide d’exproprier les actifs électriques et gaziers du puissant monopole que constitue la Montreal Light, Heat and Power […] Le 14 avril 1944, on assiste à la naissance d’Hydro-Québec. »
Depuis cet événement politique structurant de l’histoire de l’électrification en Amérique du Nord, HydroQuébec (HQ) s’est imposée comme l’un des plus puissants leviers de développement économique mis au service de tous les Québécois. Pourtant, le monopole d’HQ sur le commerce de l’électricité au Québec se trouve menacé par l’adoption par le gouvernement Legault du projet de loi numéro 2, qui modifie les termes de l’obligation d’HQ d’assurer la distribution efficace et équitable de l’électricité au Québec.
HQ n’a jamais manqué d’électricité, engrangeant bon an mal an des profits grâce à la vente de ses surplus hydrauliques sur le marché d’exportation de court terme (spot) depuis plus de 25 ans. HQ a ainsi exporté quelque 400 TWh d’hydroélectricité de 2011 à 2023 inclusivement.
Aujourd’hui, la sécurité énergétique des Québécois en matière d’électricité se trouve piégée dans une conjoncture compliquée que le gouvernement Legault a aggravée en menant à l’emporte-pièce un plan de croissance forcée de nouveaux besoins en électricité industrielle. Tout cela en présumant de modifications législatives qui court-circuitent déjà les lois en vigueur par « l’accueil » de projets dont l’ampleur des nouveaux besoins en électricité ne faisait pas partie, il y a deux ans à peine, du bilan des approvisionnements en énergie et en puissance à anticiper.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelques repères décrivent le cheminement récent de la planification stratégique d’HQ.
Septembre 2016. Lors de l’étude du plan stratégique 2016-2020 d’HQ, son p.-d.g., Éric Martel, vante les bienfaits économiques de l’exportation d’électricité, et présente une vision du futur basée sur une espérance de surplus qui pourrait aller jusqu’à 50 TWh/an. Cette vision a oublié l’importante distinction à faire entre les ventes sur le marché spot et des contrats d’exportations de puissance ferme à livrer 24/7 pendant des décennies.
Janvier 2018. HQ est sélectionnée pour un contrat avec le Massachusetts : 1090 MW de puissance ferme pour des livraisons de 9,45 TWh/an pendant 20 ans.
Avril 2022. Sous la présidence de Sophie Brochu, signature par HQ d’un autre contrat, reconductible cette fois, avec New York : 1250 MW de puissance ferme pour des livraisons de 10,4 TWh/an pendant 25 ans.
Novembre 2022. HQ dépose à la Régie de l’énergie sa preuve en phase 2 de l’examen du Plan d’approvisionnement 2023-2032. Elle prévoit à l’horizon 2035 un déficit de « nouveaux approvisionnements requis » : 26,5 TWh en énergie et quelque 5000 MW en puissance. L’ordre de grandeur de ces nouveaux besoins en 2035 est comparable aux volumes des contrats d’exportation qui alimenteront Boston et New York dès décembre 2025. Le gouvernement et HQ présentent ces contrats de livraisons massives d’électricité comme une contribution à la décarbonation du nord-est des États-Unis, alors même qu’ils ont verrouillé toute possibilité de nous en servir utilement aujourd’hui pour la décarbonation du Québec.
Novembre 2023. HQ dévoile son Plan d’action 2035 : les nouveaux besoins d’approvisionnement en électricité du Québec nécessiteront de 8000 à 9000 MW de nouvelles capacités de production qui alimenteront 60 TWh/ an de besoins additionnels en électricité, soit un accroissement de 30 % par rapport aux besoins québécois en électricité de 2023.
Nous voici maintenant au printemps 2024. Le gouvernement Legault semble considérer que la société d’État ne doit plus assurer seule le déploiement ordonné de la production et de la distribution d’électricité au Québec, et qu’il faut ouvrir le marché de l’électricité aux projets privés qui pourraient bientôt commercialiser « leurs » investissements de production d’électricité.
Ce serait alors la fin du monopole d’Hydro-Québec que quatre générations de Québécois reconnaissent partout sur le territoire comme le premier de tous les services publics. Ne soyons pas naïfs : une fois la brèche du libéralisme réouverte, il sera impossible de faire marche arrière.
L’état de frénésie du gouvernement Legault en 2024 nécessite un débat de société pour se doter d’une politique énergétique crédible, efficace et équitable en vue de la décarbonation du Québec, dans l’intérêt des générations futures. Ce débat public doit advenir avant toute modification aux lois sur HQ et sur la Régie de l’énergie.
Il ne s’agit de rien de moins que de retrouver la mémoire de ce courage qui habitait Adélard Godbout en 1944 lorsqu’il a entrepris la nationalisation de l’électricité au Québec, et de faire tout ce qui doit être fait pour demeurer « Maîtres chez nous ».