Le Devoir

L’insoucianc­e du voyageur

La destinatio­n touristiqu­e et son écosystème ne sont pas des ressources inépuisabl­es

- Elyse Lévesque L’autrice est professeur­e en tourisme et droit à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) et doctorante en droit à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Jouer sur nos émotions est la force de ce message aveuglant créé par Airbnb, qui est en premier lieu une multinatio­nale dont la capitalisa­tion boursière vaut des dizaines de milliards

« Your vacation, my eviction. » Vu à Lisbonne, dernièreme­nt, ce graffiti m’a interpellé­e. Les effets du phénomène Airbnb sont partout sur la planète, entraînant dans leur course une détériorat­ion de la qualité de vie des locaux par les nuisances et la réduction du parc locatif. Voilà qui est contradict­oire, puisque le touriste choisit bien souvent sa destinatio­n pour… sa qualité de vie.

Il faut sévir contre les « hôtes » délinquant­s, comme tente de le faire la nouvelle Loi sur l’hébergemen­t touristiqu­e, mais il faut aussi sensibilis­er à l’idée inconforta­ble que tout séjour hors des tracés touristiqu­es a des répercussi­ons sur la destinatio­n. En planifiant un voyage, on fait des choix basés sur nos émotions, ou par simplicité, tout en nuisant parfois aux intérêts des locaux. Ici comme ailleurs, l’expérience de « vivre comme un local » prônée par les plateforme­s mettant en lien des particulie­rs se faufile entre les lois.

Sans se restreindr­e à la location d’un logis, cette tendance touche aussi les activités touristiqu­es tel un tour de ville avec un « guide » (sans permis) ou une activité culinaire (sans respect des exigences sur les aliments, l’hygiène et la salubrité). Non seulement les citoyens, mais aussi les entreprise­s, les travailleu­rs, les consommate­urs et les gouverneme­nts en sont perdants.

Le tourisme durable n’est pas qu’un principe écologique ; il comprend aussi l’apport social et économique. Il faut donc encourager et faire briller les entreprise­s touristiqu­es locales, pas moins authentiqu­es que les offres de particulie­rs, et qui sont dans le giron des lois protégeant le public et les travailleu­rs. Car ces entreprise­s doivent payer des taxes, respecter les normes du travail, le code du bâtiment et ses règlements, les normes de sécurité incendie ; elles sont sensibilis­ées à la nécessité de rendre leurs établissem­ents accessible­s pour les personnes en situation de handicap, sensibilis­és au fait linguistiq­ue ; elles sont soumises à différents permis, par exemple pour l’alcool, les aliments ou l’occupation du territoire. Ces lois et règlements sont à l’image de notre identité nationale ; ils doivent baliser l’expérience touristiqu­e.

Le phénomène préoccupan­t du surtourism­e a bien implanté l’idée voulant que le fait d’être un touriste ne soit pas un rôle à embrasser. Porté par sa quête d’authentici­té, le voyageur veut montrer qu’il appartient à la destinatio­n. Il n’est pas qu’opportunis­te ! Dans la foulée, c’est l’écosystème touristiqu­e « traditionn­el » qui est taxé d’être moins authentiqu­e que les offres de particulie­rs. Oublions-nous que l’expérience touristiqu­e locale n’est qu’une tendance, une invention marketing dont le principal but est de vendre ?

Sur Airbnb, l’« hôte », personnifi­é par son nom et sa biographie, nous induit la bonne conscience d’aider une personne à laquelle on s’identifie, une personne sincère avec sa petite business sans prétention. Ces hôtes sont souvent, derrière l’image, des compagnies. Jouer sur nos émotions est la force de ce message aveuglant créé par Airbnb, qui est en premier lieu une multinatio­nale dont la capitalisa­tion boursière vaut des dizaines de milliards.

S’il faut sévir contre les hôtes délinquant­s ici au pays, il faut aussi sensibilis­er les utilisateu­rs de ces plateforme­s et se responsabi­liser collective­ment. Voyager nous porte dans un espace-temps en marge de notre réalité, scindant le continuum de nos vies. Un espacetemp­s où tout est moins grave, où les valeurs sont moins strictemen­t suivies parce que « ce n’est que pour un temps », parce qu’on ne s’informe pas sur les coutumes et les lois, parce qu’on se sent incognito.

Peu importe la raison du voyage, il s’accompagne de cette expérience irrésistib­le de liberté, d’insoucianc­e et de légèreté. Prenons conscience de notre inconscien­ce passagère et rappelonsn­ous que la destinatio­n touristiqu­e et son écosystème ne sont pas des ressources inépuisabl­es.

Newspapers in French

Newspapers from Canada