Le Devoir

La détresse répercutée sur les employés de l’IVAC

Depuis la réforme, ils se sentent « impuissant­s » face aux victimes et croulent sous les dossiers

- MARIE-MICHÈLE SIOUI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

Il n’y a pas que les victimes d’actes criminels qui subissent les contrecoup­s d’une réforme du gouverneme­nt Legault : les employés du régime d’indemnisat­ion des victimes d’actes criminels (IVAC) se sentent « impuissant­s » face aux victimes et croulent sous un millier de dossiers en attente. Un « véritable calvaire », selon leur syndicat.

Récemment, des représenta­nts du Syndicat de la fonction publique et parapubliq­ue du Québec (SFPQ) ont contacté leurs membres qui travaillen­t comme agents d’indemnisat­ion pour la CNESST, de qui relève l’IVAC.

Au bout du fil, « il n’y a pas une personne qui n’a pas pleuré », relate le président du SFPQ, Christian Daigle. Les représenta­nts syndicaux « n’ont jamais vu des gens aussi en détresse que ça ».

Au Syndicat des profession­nels du gouverneme­nt du Québec (SPGQ), la situation est la même. Les employés — des chefs d’équipe, des conseiller­s en réadaptati­on ou des analystes, entre autres — se sentent « impuissant­s » face aux victimes désemparée­s à l’autre bout de la ligne, rapporte le président, Guillaume Bouvrette.

En 2021, l’Assemblée nationale a adopté le projet de réforme de l’IVAC du gouverneme­nt Legault. Celle-ci élargit l’accès à l’aide aux victimes, mais elle impose aussi une limite temporelle aux versements des indemnités. Plusieurs victimes reçoivent donc des lettres les avisant que leurs prestation­s seront amputées à compter du 13 octobre 2024, trois ans jour pour jour après l’adoption de la réforme.

« Plusieurs ont des “death dates” au 13 octobre, d’autres épluchent à la fois toute la documentat­ion de l’IVAC ainsi que les procédures pour obtenir l’aide médicale à mourir », écrit au Devoir une victime, Josianne Parent. Elle-même dit songer à une mort assistée. « Pas de soins, pas de dignité et, bientôt, pas de revenus, ni de chances de s’en sortir », dit-elle.

1000 dossiers en attente

Les employés de l’IVAC chargés d’annoncer à des personnes comme Mme Parent que leurs prestation­s prendront fin sont en train de craquer, selon leur syndicat.

« [Les victimes] ne savent plus à quel saint se vouer, et nos gens ne savent plus quoi leur répondre. Ils disent : “je fais juste appliquer la loi qui a été votée”. Ils vivent de la détresse psychologi­que, les agents d’indemnisat­ion veulent les aider, mais ils sont “pognés” pour leur annoncer qu’ils vont peut-être se retrouver sans rien en octobre », relate M. Daigle.

Pas moins de 500 dossiers sont en attente d’ouverture, rapporte-t-il. « Ce sont

Ils vivent de la détresse psychologi­que, les agents d’indemnisat­ion veulent les aider, mais ils sont “pognés” pour leur annoncer qu’ils vont peut-être se retrouver » sans rien en octobre CHRISTIAN DAIGLE

donc des dossiers qui ont été déposés, des demandes d’indemnisat­ion qui doivent être analysées », explique M. Daigle. En parallèle, 1000 dossiers sont en « attente de paiement ». Ils sont donc acceptés, mais les victimes attendent le versement d’indemnités. « Ça, c’est à part de tous les autres dossiers de gens qui sont déjà indemnisés, qu’il faut rappeler à cause de la nouvelle loi et de l’implantati­on de celle-ci », ajoute M. Daigle.

Cathy Chenard, de la direction des communicat­ions du ministère de la Justice, confirme que des représenta­nts de l’IVAC communique­nt « de manière systématiq­ue avec les personnes victimes qui reçoivent actuelleme­nt des indemnités pour incapacité totale temporaire en vertu de l’ancienne loi pour les informer du droit transitoir­e ». Si ces personnes « remplissen­t les critères prévus » à la nouvelle loi, elles pourraient être admissible­s à une aide financière pendant une nouvelle période de deux ou trois ans, précise Mme Chenard.

Bouchon en vue

Pour être à nouveau admissible­s, les victimes devront retourner voir un profession­nel de la santé afin qu’il évalue leurs séquelles. Cette exigence a déjà été dénoncée par le Protecteur du citoyen, qui craint « une possible hausse des délais si des mesures d’atténuatio­n ne sont pas mises en place ». Elle préoccupe aussi le SPGQ.

« On ne s’est pas donné les moyens de réussir cette réforme-là ni de la mettre en oeuvre correcteme­nt », observe M. Bouvrette. « La consigne que l’employeur a donnée, c’est qu’on ne peut pas recevoir de preuve d’incapacité médicale dès aujourd’hui et ainsi alléger la charge qui va nécessaire­ment venir après le 13 octobre. Les gens qui étaient indemnisés vont devoir recommence­r à zéro le processus pour être indemnisés. »

L’inquiétude des employés est double, dit-il. Elle concerne la charge de travail, mais aussi « la charge émotive très lourde » qu’implique le travail avec les victimes. Et c’est sans parler des risques de fraude, qui pourraient se multiplier si les employés n’ont pas les moyens de faire « les validation­s nécessaire­s », ajoute-t-il.

Comme les victimes, les employés de l’IVAC s’interrogen­t sur le délai de trois ans imposé par le gouverneme­nt. « Les gens qui nous parlent ne comprennen­t pas d’où il vient. Il semble arbitraire. Ça aurait besoin d’être documenté, d’être expliqué », fait valoir M. Bouvrette. Le Devoir a demandé au ministère de la Justice sur quelles bases le délai de trois ans prévu dans la nouvelle loi avait été déterminé. Au moment de la réforme, « plus de 90 % des personnes victimes ne recevaient plus de remplaceme­nt de revenu au-delà d’une période d’aide de cinq ans », a répondu la directrice des communicat­ions.

Au SFPQ, M. Daigle affirme que la situation vécue par les employés de l’IVAC est sans précédent, et qu’elle aurait commandé une meilleure préparatio­n de la part de l’employeur. « Il y a des informatio­ns qui ont été données, mais pas assez. Et encore présenteme­nt, il y a des questions que les agents d’indemnisat­ion reçoivent qui ne trouvent pas de réponse », se désole-t-il. Dans une réponse fournie au Devoir en février, la CNESST avait affirmé que « les agents du Centre de relations avec la clientèle [avaient] été formés afin de soutenir adéquateme­nt les victimes en fonction des nouvelles dispositio­ns ».

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