Voter sous la fumée
Le mois dernier, l’Organisation des Nations unies nous annonçait que l’année 2024 serait « fort probablement » l’année la plus chaude de l’histoire — battant ainsi le record établi en 2023. Déjà, les données pour les premiers mois de l’année sont fortement inquiétantes. On l’a bien senti dans le sud du Québec, on n’a pratiquement pas vécu d’hiver. Et pourtant, dimanche, il n’y avait que quelques centaines de personnes rassemblées à Montréal pour la marche du Jour de la Terre. La dernière mobilisation pour le climat de taille à perturber quelque peu le ronronnement du cycle des nouvelles remonte à 2019, quand un demi-million de personnes avaient envahi les rues de Montréal auprès de Greta Thunberg.
2019, c’est avant la pandémie. Aussi bien dire dans l’ancien temps. Il y a toujours bien sûr des mobilisations environnementalistes importantes un peu partout au pays. Mais on vit une forme de déconnexion entre la hauteur du défi qui nous attend et la capacité des activistes à pousser les gens ordinaires à l’action.
Quand on discute avec les experts, le constat est un peu partout le même. D’un côté, il y a les gens qui refusent de voir le mur dans lequel on fonce à toute allure. De l’autre, il y a ceux qui voient tellement le mur se rapprocher qu’ils sont paralysés par la peur, voire défaitistes. Les deux attitudes naissent d’émotions contraires, mais finissent par se rejoindre, dans la mesure où elles se traduisent par un laisser-aller, une forme de décrochage.
La mobilisation climatique n’est possible que dans l’équilibre entre les deux pôles. On doit à la fois avoir conscience de la gravité de la situation et croire qu’il est possible d’y faire quelque chose. Le problème, toutefois, c’est que le camp des « climato-optimistes » est souvent accaparé par des gens qui croient pouvoir apporter une solution au problème justement parce qu’ils minimisent le problème.
Je parle par exemple de ceux qui croient que l’arrivée des voitures électriques peut tout régler, alors que la production des batteries pollue, que la hausse de la demande en énergie électrique peut aussi certainement polluer et que la dépendance à la voiture individuelle, l’étalement urbain et l’asphaltage continu des milieux naturels et agricoles polluent tout autant.
On peut penser encore aux porte-parole de l’industrie pétrolière canadienne, qui nous vendent l’idée d’un pétrole « plus démocratique » que celui importé des dictatures ou plus « souverain » que celui dont l’offre peut être déstabilisée par les grands conflits géopolitiques ou plus « vert » que celui produit là où les normes environnementales sont moins élevées. On nous répète inlassablement que le monde a besoin de ce pétrole canadien « en attendant » la fin de notre dépendance à ce produit. On omet toutefois de dire qu’en augmentant le volume de pétrole disponible sur le marché, on retarde nécessairement la fin de cette dépendance. Logique économique élémentaire oblige.
Ce qui est intéressant dans cette rhétorique, c’est qu’on nous jure croire que les changements climatiques représentent un défi important. En ce sens, le discours des industries extractivistes canadiennes a profondément évolué. Simplement, on voudrait répondre au défi de manière « réaliste ». Le réalisme, ici, ressemble à une étrange recette d’omelette préparée sans casser des oeufs.
On assiste, en bref, à une récupération néolibérale de l’optimisme climatique. Le problème, c’est que les personnes qui souhaitent le plus enrayer la crise climatique voient bien cette récupération, et deviennent donc sceptiques, non pas face à la crise elle-même, mais face à l’optimisme. L’accaparement néolibéral de l’optimisme finit par arracher l’optimisme aux véritables climato-conscients.
Après l’année la plus chaude jamais enregistrée, au printemps d’une année qui s’annonce encore plus chaude que l’année la plus chaude jamais enregistrée, pour le Jour de la Terre, les rues de Montréal étaient donc presque vides.
Pendant ce temps, dans le reste du Canada, la question qui domine l’actualité politique depuis maintenant des mois, c’est la poussée conservatrice pour l’abolition de la taxe fédérale sur le carbone (dont le Québec est exempt, car nous participons à une bourse du carbone). Même que le premier ministre de la Saskatchewan, Scott Moe, refuse carrément de percevoir la taxe pour Ottawa, engageant sa province dans un bras de fer avec l’Agence de revenu du Canada.
Les scientifiques sonnent déjà l’alarme. Vu les conditions actuelles, la prochaine saison de feux de forêt s’annonce catastrophique. On craint le pire. C’est-à-dire qu’on craint pire que l’an dernier.
Ça me donne envie d’ignorer les règles normales du jeu politique et d’inviter les élus préoccupés par la crise climatique à déclencher une élection fédérale en plein été. Sur fond extrêmement probable de feux de forêt. Et de canicules.
La montée de Pierre Poilievre sera difficilement contrée puisque les Canadiens se complaisent dans un automne ou un hiver particulièrement doux. Mais il y existe une chance de sortir l’électorat de son inertie s’il est appelé aux urnes alors que ça sent la fumée à plein nez, de Kelowna à Yellowknife, en passant par Edmonton, Calgary, Ottawa, Toronto, Val-d’Or, Montréal, Saguenay ou Moncton, et que des communautés et peut-être des villes entières doivent être évacuées. Comme l’an dernier.
Difficile, aussi, pour les partis politiques d’annoncer des mesures environnementales mièvres sous fond de ciel orange. Impossible, dans un tel contexte, pour la société civile, de ne pas s’énergiser et de ne pas hausser la pression qu’elle met sur ses décideurs. Comment, en effet, décrocher pour les vacances, alors que les plans sont compromis parce que le Canada brûle ?
Qui sait, une élection estivale au coeur de l’année la plus chaude jamais enregistrée pourrait être une occasion de nous sortir de la paralysie collective. Une chose est toutefois certaine : on n’inversera pas la tendance actuelle sans audace.