Le temps, c’est du sang
Il est impossible de ne pas remarquer les affiches colorées dès qu’on sort de la station de métro Lionel-Groulx, dans le sudouest de Montréal. La façade du bureau de circonscription du ministre fédéral de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (IRCC), Marc Miller, est placardée d’affiches en solidarité avec la Palestine.
Lorsque je m’approche, Samar Alkhdour se tient immobile au bord du trottoir, droite comme un i, en faisant un signe de paix avec les doigts. Dans un VUS luxueux immobilisé au feu rouge, conducteur et passager lui brandissent le doigt d’honneur en la filmant. Lorsque la lumière tourne au vert, ils décampent.
Ça arrive souvent, je lui demande, avant même d’avoir pu me présenter ? Ça arrive, dit-elle avec un grand sourire, mais ce n’est pas grave. Il y a au moins autant de klaxons d’encouragements.
Ce jour-là, Samar Alkhdour en est à son 21e jour de sitin devant le bureau du ministre Marc Miller. Du lundi au vendredi, beau temps mauvais temps, elle s’assoit à côté de la porte sur sa chaise de camping, avec un petit tableau aux lettres amovibles sur lequel on lit : « Jour 201 du génocide à Gaza. 45 000 Palestiniens assassinés. »
Quelques jours avant, elle interrompait une allocution de M. Miller à Montréal. Les images ont fait le tour du Web. « Monsieur Miller, je suis Samar Alkhdour. Vous avez tué ma fille à Gaza en janvier et vous avez ignoré mes appels à l’aide, sans coeur et sans merci », l’entend-on dire au micro. « Marc Miller, child killer », scande-t-elle pendant qu’on la conduit dehors.
Lorsque nous nous assoyons pour discuter, elle m’avertit : « Je ne veux pas que le portrait dépeint de moi soit celui d’une mère en deuil hystérique. Ce n’est pas ça, le sujet. »
Le deuil fait nécessairement partie de l’histoire ; une histoire d’immigration qui précède largement l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 et le début du bombardement incessant de Gaza, et qui tourne au cauchemar en raison de l’étourdissante bureaucratie d’IRCC. Samar Alkhdour faisait une maîtrise en développement international lorsqu’elle a demandé l’asile au Canada, en 2019, avec son mari et ses deux plus jeunes enfants. Or, sa fille aînée, Jana, atteinte de paralysie cérébrale, a dû rester derrière — faute d’accès à un transport adapté au moment où le reste de la famille a fui Gaza.
En 2021, la famille a obtenu le statut de réfugié au Canada. Mais même en multipliant les démarches, les formulaires, les appels, et ce, pendant des années, impossible de mettre en branle le rapatriement de Jana. Même pour une enfant lourdement handicapée, dont la famille a dû émigrer d’urgence, on ne pouvait pas faire simple et faire vite. L’humanité, ce n’est pas la force du système d’immigration canadien.
Puis est arrivé le 7 octobre. La sécurité de Jana, et celle de toute la famille de Samar restée derrière, était plus que jamais compromise. Samar a redoublé d’ardeur pour faire sortir sa fille le plus vite possible, sachant qu’elle ne survivrait pas longtemps dans les conditions dramatiques de Gaza. Le 22 janvier, lorsque le feu vert a finalement été donné pour le rapatriement, il était trop tard. Elle était décédée deux semaines auparavant, de malnutrition.
La tragédie est d’une profondeur abyssale, mais Samar insiste : cette histoire ne doit pas être lue comme un drame individuel, mais bien comme l’échec programmé d’un système qui conçoit la vie des Palestiniens comme une quantité négligeable.
Désormais, Samar tente de faire bénéficier sa soeur, son beau-frère et leurs enfants du programme de visas d’urgence créé par le gouvernement canadien pour évacuer 1000 Gazaouis ayant de la famille au Canada. Un échec retentissant, de l’aveu même du ministre Miller, qui confiait au mois de mars que son programme ne pouvait rien pour les Gazaouis.
Frais d’évacuation exorbitants à la frontière égyptienne, risques pour la sécurité, lourdeur et confusion dans le traitement des demandes. Lorsque l’on compare ce programme à celui mis sur pied pour accueillir les réfugiés ukrainiens, le deux poids, deux mesures est frappant. 930 000 Ukrainiens acceptés, des mesures de soutien à l’accueil, une solidarité citoyenne immédiate, consensuelle.
« C’est très bien que les Ukrainiens aient bénéficié de tout cela, me dit Samar. Maintenant, il faut faire la même chose. Si on l’a fait pour un certain groupe de personnes, on peut le faire pour un autre. »
Voilà la défense à laquelle s’accroche le gouvernement canadien : oui, mais justement, ce n’est pas tout à fait la même chose. À quoi tient la différence, au juste, sinon à la déshumanisation d’une population non blanche à qui l’hospitalité est toujours offerte avec de lourds bémols ?
Le gouvernement canadien aime beaucoup jouer la carte de l’impuissance sur la question palestinienne. Vous savez, on ne peut rien diplomatiquement, on fait ce qu’on peut. Oui, ce serait bien qu’Israël consente au cessez-lefeu et respecte le droit international, mais que voulezvous ? La Cour internationale de justice poursuit son examen du crime de génocide à Gaza. D’ici là, que dire ?
Le Canada se comporte comme s’il n’était pas un pays du G7 ayant des liens économiques considérables avec Israël, et qu’il n’était pas en mesure de faire pression là où ça compte pour, d’une part, assurer un sauf-conduit aux personnes admissibles à l’asile et, d’autre part, faire cesser le massacre.
Chaque jour compte, conclut Samar. Chaque jour où le monde entier choisit de détourner le regard, d’abandonner les Palestiniens à leur sort, des personnes meurent.
« À Gaza, le temps, c’est du sang », tranche-t-elle. Combien de temps encore laisserons-nous filer l’horloge ?