Le Devoir

Oui, notre culture peut être éternelle

- Guillaume Déziel L’auteur est stratège en culture numérique, modèles d’affaires et blockchain.

Suis-je amoureux du ministre Lacombe ? J’hallucine… Mardi, on pouvait lire en titre d’un article du Devoir : « Les oeuvres devraient circuler librement sur les plateforme­s, indique Mathieu Lacombe ». Honnêtemen­t, je ne pensais jamais voir ça de mon vivant.

Ayant été parmi les premiers au Québec à défendre la « culture libre » en musique, notamment dans le cadre d’une mise en marché de Misteur Valaire en 2007, j’avais dès lors expériment­é les effets d’un modèle fondé sur la gratuité. Mais somme toute assez payant, finalement.

Lorsque nous avions choisi de rendre les albums Friterday Night et Golden Bombay gratuits en télécharge­ment libre, j’étais bien loin de me douter qu’ils bénéficier­aient de 68 000 télécharge­ments uniques en provenance de 58 pays différents ; en échange des noms, des courriels et de la géolocalis­ation de tous nos fans. J’étais encore plus loin de comprendre que nous foulerions le Métropolis en seulement cinq envois de courriels ; à générer plus de 52 000 $ de revenus en une seule soirée pour seulement 321,25 $ en publicité Facebook. Jamais je n’aurais pu m’imaginer mener, cinq ans plus tard, un groupe de musique électro à rouler un demimillio­n de chiffre d’affaires… Et tout cela grâce à l’utilisatio­n d’une licence Creative Commons de type BY-NC-SA ; bien en dehors de la canalisati­on traditionn­elle du droit d’auteur.

Une culture qu’on se paye… deux fois !

En 2022, j’avais fait paraître dans Le Devoir une lettre d’opinion intitulée

« L’aspirateur américain ». Devant le fait accompli du rachat du catalogue des Films Séville par une entreprise américaine, j’y faisais le constat « que notre culture, celle qu’on se paye tous ensemble, ne nous appartient finalement pas ». J’y dénonçais que nous, les contribuab­les, payons « à 90 % une oeuvre cinématogr­aphique qui, au bout du compte, tombera à 100 % entre les mains d’une entreprise inc. », et j’ajoutais que c’était « comme si on payait tous pour la constructi­on d’un tronçon d’autoroute qui, au moment de son inaugurati­on, était cédé totalement à l’entreprene­ur privé qui l’a construit (sans prendre de risque). Et en lui permettant même d’y installer des postes de péage ».

J’ajouterais aujourd’hui que le principe du financemen­t culturel au Québec se résume platement à nationalis­er les risques et à privatiser les profits ; sans aucune obligation de respecter les artistes, de promouvoir, de valoriser nos produits culturels ou de les rendre accessible­s. Tous pour un ; un pour… un.

Une épiphanie ministérie­lle qu’on n’attendait plus…

Or, voilà que le ministre Lacombe semble avoir une vision inopinémen­t lucide de ce que devrait être l’avenir de notre culture : désormais libre ; libérée d’un droit d’auteur la canalisant vers des plateforme­s multinatio­nales qui n’ont que les blockbuste­rs américains ou leurs propres production­s comme grandes priorités…

Et soyons bien honnêtes : 95 % des revenus d’un film québécois se manifesten­t au plus tard dans les sept premières années de vie de l’oeuvre (si ce n’est pas dans la première…). Après quoi, des miettes entrent au comptegout­tes sur des dizaines d’années. Rien pour faire vivre les artisans qui ont des droits de suite ou des droits d’auteur…

Sauf que ces grenailles, combinées à des milliers d’autres poussières de revenus générées par l’exploitati­on globale d’un catalogue, font au cumul le bonheur d’une poignée de distribute­urs se promenant en voitures de luxe depuis des lustres.

Des fleurs, après les pots

C’est rare que j’abuse de l’encre du journal Le Devoir pour lancer des fleurs à un ministre. J’admets avoir plutôt garroché de multiples pots aux cinq ministres de la Culture qu’on a vus passer, entre Christine St-Pierre et Mathieu Lacombe.

Mais quand deux neurones se connectent dans la tête d’un ministre pour le bien de notre collectivi­té, je tombe dans une incontourn­able obligation de déclarer — et sans aucune retenue — mon amour profond pour ce genre de position.

Non seulement je salue cette vision du ministre Lacombe, mais, tant qu’à y être, je l’inviterais à offrir la vie éternelle numérique à « notre » Passe-Partout national. Oui. Celui avec Marie Eykel.

Parce que cette oeuvre éducative culte, payée en 1977 à coups de millions par mes parents et leur génération, est aujourd’hui (et jusqu’en 2047…) occultée par une mélasse juridique et syndicale sclérosée, coulant tout droit d’une autre époque ; elle est aussi évacuée du Web à cause des (petits) intérêts d’une poignée d’individus, déjà morts pour certains, et ce, au détriment des (grands) intérêts d’une collectivi­té bien vivante et unique au monde.

Parce que, oui, notre culture peut être éternelle.

Il s’agit simplement, pour le ministre Lacombe, de transforme­r d’un coup de décret ministérie­l magique un « produit » cadenassé, inutilemen­t mercantile, en une « oeuvre » utile, libre, affranchie du (trop long) droit d’auteur ; une oeuvre qu’on pourra ainsi se prescrire entre nous, de génération en génération, sans friction, sans gêne, sans attendre encore 23 ans et, surtout, sans enfreindre la loi. Et cela sur le Web, directemen­t, sans entrave, de personne à personne, et bien au-delà du pouvoir et du bon vouloir de Netflix ou d’autres cyberentre­prises paternalis­tes culturelle­s américaine­s.

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