Le Devoir

L’horreur intime d’Onur Karaman

Le cinéaste révèle la situation familiale douloureus­e qui se cache derrière son poétique film d’épouvante Emptiness

- FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Dans une maison de ferme isolée, Suzanne est sur le point de perdre pied. Sans relâche, elle essaie de comprendre ce qui est arrivé à son conjoint, mystérieus­ement disparu. Sous prétexte de veiller sur elle, Linda et Nicole ne la quittent pas, l’une affichant une bienveilla­nce affectée, l’autre, une animosité mal dissimulée. À la fois propriétai­re et prisonnièr­e, Suzanne erre, hantée, terrifiée… Dans Emptiness (Le vide), d’Onur Karaman, l’effroi resserre son emprise, un tour d’écrou à la fois.

L’allusion au classique de Henry James The Turn of the Screw (Le tour d’écrou) n’est pas innocente. De fait, le film du réalisateu­r, scénariste et producteur montréalai­s d’origine turque repose lui aussi sur les perception­s non fiables d’une héroïne qui est soit en proie à d’authentiqu­es phénomènes surnaturel­s, soit la victime d’hallucinat­ions tout droit sorties de son imaginatio­n. Dès lors, comment distinguer la réalité du fantasme ? De cette ambiguïté naît la tension.

« C’est étrange, parce que je travaille sur ce projet depuis 2015, mais c’est seulement la semaine dernière que je me suis vraiment rendu compte des raisons qui m’ont poussé à faire ce film », confie Onur Karaman.

« Ça remonte à l’annonce que ma grand-mère était atteinte d’une maladie dégénérati­ve apparentée à l’alzheimer et à la démence. J’ai trouvé ça tellement injuste, parce que ma grandmaman, c’est quelqu’un qui a aidé plein de gens, toute sa vie ; elle a été au chevet de plein de monde et les a accompagné­s jusqu’à la fin. Et là, de la savoir seule de l’autre côté de l’océan… Tout ce qu’on pouvait faire, c’était d’embaucher une aide à domicile pour veiller sur elle, mais en même temps, comment savoir si cette personne s’en occupe toujours bien, au quotidien ? Donc, y avait tout ça, et je pense que ce film, c’est beaucoup ma réaction de colère face à l’injustice de la maladie de ma grand-mère », résume avec émotion le cinéaste.

D’où cette héroïne obsédée par un passé fuyant, et dont l’univers est circonscri­t à une propriété aux recoins de plus en plus sombres, de plus en plus étrangers…

« J’ai commencé à écrire ce scénariolà avec énormément de rage, mais de fil en aiguille, c’est devenu comme une espèce de poème tendre ; un poème visuel. Il reste quand même beaucoup de noirceur… » Cette noirceur pourchasse, parfois littéralem­ent, sous forme de fumée, une Suzanne plongée en plein désarroi. Peinant à cerner ce qu’elle cherche pourtant désespérém­ent, et tentant vainement d’échapper à elle ne sait trop quoi, Suzanne est par surcroît confrontée aux commentair­es sibyllins de Nicole et Linda. Plane le doute, croît l’angoisse…

« Je devais m’assurer de maintenir un équilibre, qui était très fragile. En écoutant les histoires de ma grandmère, un truc qui m’a frappé, c’est comment, pour elle, la ligne du temps arrêtait d’être une ligne : ça devenait un point où toutes les époques se superposai­ent. Il n’y avait plus de démarcatio­n entre le passé et le présent : le temps arrêtait d’exister. J’ai donc intégré ça à la perception du personnage de Suzanne. À cause de ça, et c’est important de le mentionner, le film n’obéit pas à une structure narrative standard. C’est comme un puzzle visuel, et tous les morceaux sont là pour que les spectateur­s puissent comprendre ce qu’il en est. »

Lors du dénouement, le tableau se précise, chaque pièce du casse-tête tombant en place.

Épouvante métaphoriq­ue

J’ai commencé à écrire ce scénario-là avec énormément de rage, mais de fil en aiguille, c’est devenu comme une espèce de poème tendre ; un poème visuel. Il reste quand même beaucoup de noirceur…

ONUR KARAMAN »

Tourné en majorité en noir et blanc, Emptiness exsude une aura de sombre désespéran­ce qui a l’heur d’envoûter.

« Le noir et blanc et les touches monochrome­s, c’est venu de mes visites au Musée des beaux-arts. Je me suis dit que je pourrais utiliser ça dans le film, de manière symbolique. »

Ainsi le noir et blanc représente-t-il une autre forme de prison pour Suzanne, avec un bref moment en couleur, à la fin, crève-coeur dans sa fugacité…

« Les gens ont l’impression que c’est plus facile de tourner en noir et blanc, mais c’est le contraire. C’est très compliqué. Mon but, avec cette décision-là, c’était de donner au film une dimension intemporel­le. »

Sur le plan technique, Emptiness est un tour de force, Onur Karaman ayant travaillé avec, selon ses dires, un budget d’environ 150 000 dollars. Et encore, le film faillit ne jamais voir le jour : « Aux institutio­ns de financemen­t, on me suggérait de m’en tenir aux drames sociaux plutôt que d’essayer de faire de l’horreur. » Onur Karaman tint bon.

« Ça a été le tournage le plus tough de ma vie. La plupart des cinéastes ne se risqueraie­nt pas à faire un film avec si peu de moyens. On a des shots compliquée­s, des effets visuels… Je suis hyperfier de ce film-là. Ça représente plein de choses intimes pour moi, mais c’est aussi une bonne carte de visite qui prouve que je peux réaliser de l’horreur. »

Cet attrait pour l’épouvante est en l’occurrence aussi profond que sincère chez Onur Karaman. Pour le compte, cela a davantage à voir avec la « teneur » que la « frayeur ».

« Dans mon film, au fond, je traite du vieillisse­ment, et c’est un sujet dont la plupart des gens ne veulent pas entendre parler. Et c’est pour ça que j’aime l’horreur : parce que c’est un genre qui permet d’aborder toutes sortes de sujets difficiles par le biais de la métaphore. »

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR ?? L’attrait pour l’épouvante est aussi profond que sincère chez Onur Karaman.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’attrait pour l’épouvante est aussi profond que sincère chez Onur Karaman.

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