Le Devoir

Des plaies horribles qui mènent souvent à l’amputation

Une clinique mobile va à la rencontre des consommate­urs

- JESSICA NADEAU Ce reportage a été financé grâce au Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

Michael Collins serre les mâchoires et gémit de douleur en retirant sa vieille chaussette jaune, dont le tissu sale colle aux plaies. Son pied est immense, blanc et chaud, révélant une infection sévère. « Est-ce que je vais perdre mon pied ? » demande-t-il d’une voix terrifiée.

Comme plusieurs autres patients fréquentan­t la clinique mobile de Penn’s Rock, qui circule dans le quartier Kensington à Philadelph­ie, Michael, 35 ans, a attendu de ne plus être capable de marcher avant d’aller consulter. « Ça fait des jours que je lui dis d’aller à l’hôpital, explique sa femme, Nikki, 28 ans. C’est toujours la même chose, il dit : “Je veux ’aller mieux’” [une expression locale qui signifie consommer pour éviter le malaise du manque]. Puis il s’endort et, lorsqu’il se réveille, il est encore en état de manque. »

Dans le minibus qui a été transformé en clinique, l’odeur des plaies et de la chair nécrosée causée par la consommati­on de la « tranq » — ou « drogue zombie » — saute au nez. Les infirmière­s expliquent à Michael qu’il n’y a plus une minute à perdre. « Tu dois aller à l’hôpital pour commencer un traitement antibiotiq­ue par intraveine­use, recommande Jennifer Mignon d’un ton grave. Ça va être l’enfer si tu ne commences pas les traitement­s dès maintenant. Les infections tuent des gens tous les jours. »

Une équipe est prête à le transporte­r à l’hôpital, mais Michael s’obstine, malgré la douleur et la peur de perdre son pied. « Je ne veux pas aller à cet hôpital de merde », dit-il à sa femme pendant que l’infirmière cherche une nouvelle paire de chaussette­s propres pour recouvrir son pied désormais désinfecté et bandé.

Michael refuse de laisser sa femme seule dans la rue, même si celle-ci lui assure qu’elle va le rejoindre à l’hôpital plus tard. Il a surtout peur de l’inévitable sevrage qu’il devra subir à l’hôpital.

Ils sont nombreux, comme Michael, à éviter l’hôpital, constate l’infirmière Tanisha Veney. « Ils sont stigmatisé­s dans les services de santé, explique-telle. Si tu sais d’avance que tu vas te faire traiter comme si tu étais une poubelle, et non pas comme une personne à part entière, tu ne voudras pas y aller. C’est pour ça qu’il y a autant de gens qui viennent à notre clinique mobile, c’est parce qu’on les traite avec respect. »

Après une discussion avec des membres de l’équipe, Michael et sa femme décident d’aller en thérapie pour arrêter de consommer. Là, on prendra soin de leurs plaies. « On va quitter tout ceci, explique-t-il, résolu, en faisant un large geste de la main pour désigner le quartier ravagé par la drogue. Si on reste ici, on va mourir. »

Mais le jeune couple ne veut pas partir tout de suite. « Demain », répète Michael. L’équipe lui donne rendez-vous à la clinique mobile le lendemain matin. D’ici là, Michael et Nikki comptent commettre de petits larcins pour manger et « aller mieux » une dernière fois. « Tu dois faire ce que tu dois faire pour supporter ta consommati­on », confie Michael sans fausse pudeur.

Consommer pour gérer la douleur

Le sort qui guette Michael est loin d’être unique. Depuis l’arrivée de la xylazine dans les rues de Kensington, Monika VanSant, médecin spécialisé­e en traitement de la dépendance au centre Girard Behavorial Wellness et à la clinique mobile de Penn’s Rock, a vu nombre de ses patients se faire amputer, qui un bras, qui une jambe. Elle tient tout un lot de fauteuils roulants dans sa clinique.

« La xylazine provoque la contractio­n des vaisseaux sanguins, explique-telle. Ça arrête le débit du sang et tue les cellules de la peau. Il n’y a donc plus de globules blancs pour lutter contre l’infection. Les bactéries mangent les tissus nécrotique­s, provoquant un abcès, et se frayent des tunnels tout autour, ce qui entraîne l’ouverture de la plaie comme une poche de pus. »

Si les plaies ne sont pas soignées, elles vont s’étendre parfois sur tout le devant de la jambe ou sur tout le bras. Il n’est pas rare que les ligaments et même les os soient exposés. « Plus la plaie est grosse, plus la douleur s’intensifie, et donc plus ces gens vont consommer pour contrôler la douleur. Et le cercle vicieux s’aggrave parce qu’ils ne veulent pas aller à l’hôpital. Ils ont une peur mortelle de l’hôpital, parce qu’ils ne peuvent tolérer les symptômes du manque. »

À l’urgence, les médecins ont beau donner des opioïdes pharmaceut­iques aux patients qui souffrent de dépendance pour les maintenir dans un état confortabl­e, les doses que ces personnes consomment dans la rue sont si élevées que les médecins n’arrivent pas à soutenir le rythme, explique-t-elle.

« Les sacs dans la rue contiennen­t généraleme­nt deux milligramm­es de fentanyl et de xylazine. Or, dans les unités de soins intensifs, on utilise des microgramm­es pour la sédation. C’est cent fois moins. Et les consommate­urs de drogue dans la rue en prennent plusieurs fois par jour, souvent plus d’un sac à la fois. Certains vont s’injecter jusqu’à cinq sacs à la fois. »

Ils sont stigmatisé­s dans les services de santé. Si tu sais d’avance que tu vas te faire traiter comme si tu étais une poubelle, et non pas comme une personne à part entière, tu ne voudras pas y aller. C’est pour ça qu’il y a autant de gens qui viennent à notre clinique mobile, c’est parce qu’on les traite avec respect.

TANISHA VENEY

Rendez-vous manqué

Le lendemain matin, au coin d’une intersecti­on où trois organismes font du travail de terrain, le personnel de la clinique mobile de traitement des plaies attend Michael et Nikki. En vain. Le jeune couple ne s’est jamais présenté.

Une situation certes décevante, mais pas inhabituel­le pour l’équipe. « Une fois qu’ils ont quitté la clinique, c’est dur. C’est entre leurs mains. Il faut essayer de les attraper quand ils sont sur place », explique Nakomo Finnel, directeur des opérations à la clinique mobile Penn’s Rock.

Mais il ne baisse pas les bras. Il en a vu d’autres. Il est convaincu qu’ils vont revenir, à un moment ou à un autre. Et lorsqu’ils le feront, il va continuer de les encourager à aller chercher de l’aide pour arrêter de consommer, jusqu’à ce qu’ils soient prêts.

D’ici là, il espère qu’ils vont rester en vie. « Il y a tellement de gens qui meurent, se désole Nakomo. Je marche dans la rue et je vois quelqu’un d’inconscien­t qu’on ne peut pas ramener à la vie. Ça arrive tout le temps. Et je déteste quand c’est un visage que je connais. »

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Michael Collins souffre terribleme­nt lorsque l’infirmière retire un vieux morceau de pansement coincé depuis si longtemps entre ses orteils qu’on a cru au départ que c’étaient des tissus humains.
1 Michael Collins souffre terribleme­nt lorsque l’infirmière retire un vieux morceau de pansement coincé depuis si longtemps entre ses orteils qu’on a cru au départ que c’étaient des tissus humains.
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Nakomo et Tanisha, des employés de la clinique mobile Penn’s Rock, apprennent qu’un homme est inconscien­t dans la rue à deux pas de là. Ils accourent vers lui avec leur trousse de naloxone et tentent de le réveiller pour s’assurer qu’il n’est pas en train de faire une surdose. Heureuseme­nt, c’était une fausse alerte.
4 Nakomo et Tanisha, des employés de la clinique mobile Penn’s Rock, apprennent qu’un homme est inconscien­t dans la rue à deux pas de là. Ils accourent vers lui avec leur trousse de naloxone et tentent de le réveiller pour s’assurer qu’il n’est pas en train de faire une surdose. Heureuseme­nt, c’était une fausse alerte.
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Nikki Collins, une usagère de 28 ans qui a grandi près du quartier Kensington, raconte que l’arrivée de la xylazine a tout changé dans la rue.
PHOTOS MARIEFRANC­E COALLIER LE DEVOIR 5 Nikki Collins, une usagère de 28 ans qui a grandi près du quartier Kensington, raconte que l’arrivée de la xylazine a tout changé dans la rue.

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