Orgasmes et balles de match
Dans Challengers, Luca Guadagnino continue d’explorer les maintes facettes du désir amoureux, cette fois sur un court de tennis
Sous un soleil de plomb, deux joueurs de tennis, Art et Patrick, se livrent un match serré. Les coups sont si puissants qu’on craint presque de voir la balle éclater. Or, dans cette séquence d’ouverture du film Challengers (V.F.), la partie est en l’occurrence secondaire. De fait, voici que la caméra fonce vers les gradins où une jeune femme, Tashi, observe l’un et l’autre tennismans d’un air impénétrable. Et eux de lui lancer des regards en retour. La tension entre ces trois-là est palpable. Avec ce sensuel et suintant drame romantico-sportif, Luca Guadagnino, le réalisateur de Call Me By Your Name (Appelle-moi par ton nom en V.F.) et I Am Love (Io sono l’amore en V.O.), poursuit son exploration des maintes facettes du désir amoureux.
On retrouve Art et Tashi dans leur luxueuse suite, deux semaines plus tôt. Il s’avère que Tashi est la coach d’Art, un champion qui n’a pas gagné depuis un bout de temps. S’ils sont mariés, la carrière d’Art semble être, à ce stade, le principal liant de leur couple. Il se rapproche, elle s’éloigne…
Puis, voici qu’un autre retour en arrière nous apprend qu’Art et Patrick, qui, au présent, paraissent se détester, étaient autrefois des amis inséparables…
À cette époque, Tashi est une joueuse junior étoile à l’avenir glorieux. Et les deux tout jeunes hommes de lui faire une cour maladroite… Dans la chambre d’hôtel miteuse que partagent Art et Patrick, sur la musique propulsive de Trent Reznor et Atticus Ross de Nine Inch Nails, un « trip à trois » électrisant s’amorce avec Tashi… avant que cette dernière interrompe les ébats en déclarant ne pas être une briseuse de ménages — laissant entendre que ses hôtes sont, au fond, et peut-être à leur insu, plus que des amis.
Subséquemment, Tashi choisira le doué, mais inconstant Patrick, avant de finalement épouser le moins doué mais plus discipliné Art.
Sauf qu’entre eux trois, quelque chose demeure inachevé ; quelque chose qui a débuté jadis dans cette chambre d’hôtel, et qui se terminera des années plus tard sur un terrain de tennis.
Dans l’intervalle, le scénario de Justin Kuritzkes multiplie les affrontements entre Tashi et Art, Tashi et Patrick, ainsi que Patrick et Art. En cela, la vie privée des personnages s’avère exactement comme les matchs de tennis qui ponctuent le drame (l’occasion pour Guadagnino d’un brillant hommage à Hitchcock et à son emblématique scène des gradins dans Strangers on a Train/ L’inconnu du Nord-Express).
De fait, ces face-à-face, parfois des tête-à-tête, sont des manches où l’on se renvoie la balle et où l’on marque des points avec un commentaire déstabilisant ou une réplique assassine. À l’amour comme à la guerre ? À l’amour comme sur le court !
Chacune et chacun veut gagner, et ce faisant, prendre son pied. Sauf que s’il manque un joueur, tout le monde perd.
Exultation à trois
Sachant tout cela, qualifier de triangle amoureux la dynamique qui unit Tashi, Art et Patrick, est la fois exact et réducteur (voir aussi le « carré amoureux » de Guadagnino dans son semi-remake de La piscine, A Bigger Splash/Au bord de la piscine). Il y a, en filigrane, une composante sadomasochiste assez fascinante dans les rapports entre les protagonistes : Tashi domine le soumis Art, mais est attirée par l’arrogant Patrick, qui lui couche avec la première tout en se languissant du second, alors qu’Art, lui, aimerait reconquérir Tashi…
Au sujet d’Art et Patrick, Guadagnino s’amuse avec du symbolisme phallique et homoérotique lors de plusieurs passages : Patrick qui mange goulûment une banane en fixant Art, l’oeil goguenard, ou encore cette conversation d’avant-match campée dans un sauna (où le cinéaste déploie une variété d’angles en fonction de qui a le dessus)… Pas subtile, mais rigolo.
D’ailleurs, le film possède une légèreté confinant presque à la superficialité (on est à des lieues de la noire poésie de Bones and All et de ses jeunes amants cannibales). Toutefois, la complicité brûlante que partagent les trois vedettes, Zendaya (la saga Dune, et ici productrice), Josh O’Connor (God’s Own Country/ Seule la terre) et Mike Faist (West Side Story), de même que la profondeur de leurs interprétations respectives, transcende la relative minceur du propos.
Et il y a évidemment la mise en scène virtuose, extrêmement cinétique, de Luca Guadagnino, qui rend le tout absolument captivant. Cela, jusqu’à l’orgasme, pardon, l’apothéose finale lors de laquelle l’exultation à trois pourra enfin avoir lieu, mais pas de la façon que l’on croit.