Le Devoir

Triste village

- Caroline Montpetit

Il faisait froid ce matin-là, rue Sainte-Catherine. J’émergeais des entrailles froides et grises du métro, quittant le cocon du télétravai­l, pour me rendre tout près du Devoir, dans le Village, comme on l’appelle aujourd’hui. En chemin, la détresse ambiante m’assaille autour de la station Berri, sorte de cour des Miracles version moderne, peuplée d’êtres désenchant­és dont le macadam est la seule maison, ou par des immigrants déroutés cherchant leurs repères.

Les vitrines du Théâtre National annonçaien­t la venue prochaine d’artistes burlesques queer, en provenance d’Asie ou du Liban. C’est là que la compagnie du Théâtre de l’OEil ouvert a choisi de nous parler de son prochain spectacle musical, La géante, qui prendra l’affiche cet été. La géante, c’est nulle autre que La Poune, alias Rose Ouellette.

Femme mémorable haute comme trois pommes, qui a défié le clergé, son genre et sa condition sociale pour devenir une très populaire vedette de vaudeville, elle a été la première femme québécoise à diriger deux théâtres, dont ce même vénérable Théâtre National fondé en 1900, qui a jadis abrité le Conservato­ire national d’art dramatique.

En quelques mots, La Poune était une humoriste qui a fait crouler de rire le Québec entier à partir de la Première Guerre mondiale jusqu’à sa mort en 1996, à 93 ans. Si elle a longtemps été snobée par les milieux intellectu­els (« les péteux », comme elle les appelait), on dit que le gratin d’Outremont descendait parfois au National pour l’écouter en cachette. Pierre Elliott Trudeau lui-même s’y serait trouvé, comme le président français Valéry Giscard d’Estaing, qui aurait d’ailleurs demandé des nouvelles de La Poune à un Robert Bourassa médusé, en 1974.

La Poune est née au-dessus d’une taverne, à l’angle de l’avenue Papineau et de la rue Ontario, là où le chic restaurant Chez ma grosse truie chérie a cédé la place à un modeste Belle Province, puis à une Maison du Souvlaki, qui ont tous deux fermé leurs portes récemment. Ils laissent derrière eux un espace commercial à l’abandon.

On appelle aujourd’hui ce quartier le Village gai, même si ses rues sont souvent tristes à pleurer. L’été dernier, des restaurate­urs n’osaient plus y ouvrir leurs terrasses tant elles deviennent la scène de violence, de délinquanc­e et de toxicomani­e.

À l’époque de La Poune, c’était le Faubourg à m’lasse, quartier des familles canadienne­s-françaises pauvres, pour ne pas dire très pauvres. À titre d’exemple, Rose Ouellette est née d’une famille de 21 enfants, dont 17 sont morts en bas âge.

Selon la légende, rapportée par un enfant du quartier, ce fameux faubourg aurait été ainsi nommé parce que, lors du débardage des barils de mélasse, dans le port, les femmes du quartier se rendaient sur les quais avec de petits contenants. À la fin du transfert sur le quai de la cargaison de mélasse, l’opérateur de la grue laissait volontaire­ment tomber le dernier baril, comme par maladresse, et les femmes recueillai­ent la mélasse dans leurs petits contenants pour la rapporter à la maison. On était pauvre, mais on était solidaire.

Même le ventre vide, on a besoin de rire. Indomptabl­e, indomptée, La Poune y a trouvé sa vocation, son destin. Expulsée de trois écoles en six ans de scolarité, travaillan­t en manufactur­e à 13 ans, elle a été congédiée pour avoir joué de l’accordéon et fait danser les employés pendant la pause. En pleine crise, au début du XXe siècle, les gens du quartier vont l’applaudir pour oublier la faim, les échéances de loyer, la misère. Jouant de sa petite taille en s’habillant en enfant, elle devient célèbre. Elle est drôlesse, alors que les femmes sont jusque-là réduites au rôle secondaire de fairevaloi­r auprès des humoristes. Une fois veuve, elle entretiend­ra une longue relation homosexuel­le avec sa secrétaire.

Petite compagnie de théâtre musical, le Théâtre de l’OEil ouvert ne craint pas de plonger dans l’histoire d’icônes féminines pour raconter le Québec. Il l’a fait en mettant en scène la Nouvelle-France nouvelleme­nt conquise par les Anglais du temps de la Corriveau, au XVIIIe siècle. En chantant l’histoire de la Poune, il dira l’histoire de la faim et de la pauvreté du Faubourg à m’lasse, pendant la crise.

Aujourd’hui, le Village a tout autant besoin de chaleur et d’espoir qu’autrefois. Vers l’est, il faut trouver de nouvelles vocations aux tours désertées de TVA, alias TéléMétrop­ole, et de Radio-Canada, qui ont jadis accueilli La Poune. Mais il faut aussi donner des soins, une place, aux plus démunis. Pour que le Village gai perde, enfin, un peu de son triste visage.

Newspapers in French

Newspapers from Canada