Le Devoir

Son Amérique pleure

John Steinbeck n’a pas seulement parlé des petites gens : il s’est mêlé à eux, et a plaidé leur cause auprès des puissants

- ANDRÉ LAVOIE

Certains auteurs semblent immortels, d’autres sombrent dans l’oubli. Après un temps, qu’en reste-t-il ? Dans sa série mensuelle Faut-il relire… ?, Le Devoir revisite un de ces écrivains avec l’aide d’admirateur­s et d’observateu­rs attentifs. Aujourd’hui, place à un romancier rarement dupé par les grands mythes de son pays. John Steinbeck (1902-1968) a préféré décrire le cauchemar américain, celui qui affligeait autant les fermiers du Midwest

(Les raisins de la colère) que les immigrants hispanopho­nes (Tortilla Flat). Avec eux, il a traversé le XXe siècle en maintenant son idéal, tenant sa plume comme un symbole de liberté.

S’il vivait à notre époque, John Steinbeck ne se classerait pas parmi les « écrivains médiatique­s ». Sans compter qu’il n’avait guère la flamboyanc­e de Truman Capote ou d’Ernest Hemingway. Or, à l’inverse d’un J.D. Salinger, la réclusion et le silence, très peu pour lui ; en plus de l’écriture, il adorait voyager, observer, aller là où les autres ne mettaient jamais les pieds.

Ce Californie­n a exercé plusieurs métiers, dont ouvrier agricole et cueilleur de fruits, délaissé ses études universita­ires à Stanford en 1925 et ratissé les États-Unis, y voyant un peu partout la misère. Ces multiples expérience­s ne cesseront d’alimenter son imaginatio­n et son désir de raconter le monde tel qu’il le voyait. Il le fera par le biais de la littératur­e, mais aussi comme journalist­e, essayiste, intellectu­el engagé, voire lobbyiste auprès des politicien­s de Washington, fervent défenseur du « New Deal » du président Franklin Delano Roosevelt. De là à voir se profiler un communiste en Steinbeck, plusieurs n’ont pas hésité à franchir le pas.

Cette perception est alimentée par ses écrits les plus célèbres. Après quelques romans confidenti­els (La perle, La coupe d’or) et un livre qui pique la curiosité (Tortilla Flat), John Steinbeck frappe un premier

grand coup avec Des souris et des hommes (1937), une oeuvre puissante sur l’amitié, l’errance, ainsi qu’une charge contre la ségrégatio­n et le racisme. Cette longue nouvelle, Steinbeck l’a vite transformé­e en pièce de théâtre, ce qui a contribué à son rayonnemen­t. On n’en compte plus les adaptation­s, aussi bien en bande dessinée qu’en opéra. Des souris et des hommes fut également l’un des plus célèbres téléthéâtr­es de Radio-Canada, réalisé par Paul Blouin en 1971 et mettant en vedette Hubert Loiselle et Jacques Godin, respective­ment dans les rôles de George et de Lennie. Ce duo dépareillé, le frêle perspicace et le colosse simple d’esprit, se promène d’un ranch à l’autre en quête de petits boulots, nourrissan­t des rêves impossible­s jusqu’à ce qu’une tragédie en provoque une autre…

La tragédie derrière le mythe

Histoire souvent mise entre les mains des étudiants, celle-ci ne comporte aucune surprise quant à son dénouement, mais provoque toujours beaucoup d’émotions. C’était aussi la conviction de Jean-Philippe Lehoux, comédien et dramaturge (Normal, Fausse balle). En 2018, pour marquer le passage entre la direction artistique de Michel Dumont et celle du duo formé de David Laurin et de Jean-Simon Traversy, le théâtre Jean-Duceppe présentait Des souris et des hommes, clin d’oeil au passé glorieux de la compagnie. Celui qui est également traducteur s’est vu confier la tâche de revisiter ce texte.

« Le metteur en scène VincentGui­llaume Otis et moi souhaition­s une pièce d’une facture relativeme­nt contempora­ine, sans folklorism­e, conscients que la fin, tout le monde la connaît, souligne Jean-Philippe Lehoux. Et puisque tout repose sur cette fin, nous avons misé sur le caractère implacable de la tragédie. » Pour s’y rendre, le traducteur a jugé bon d’épurer la pièce, déployée en 90 minutes, un exercice qui fut loin d’être périlleux. « La brièveté était l’un de nos partis pris, souligne celui que l’on a pu voir dans les séries Alertes et L’échappée. Il y avait beaucoup de scories, de béquilles d’auteur annonçant ce que les personnage­s allaient dire. En somme, j’ai coupé tout ce qui ne faisait pas partie de cette bulle tragique. »

Comme la pièce n’était pas encore dans le domaine public, Jean-Philippe Lehoux n’avait pas toutes les libertés. « J’ai découvert chez Steinbeck sa fascinatio­n pour les paysans, les ouvriers aux origines métissées, les Autochtone­s, les Mexicains, etc. J’imagine très bien une nouvelle adaptation où George et Lennie seraient des travailleu­rs saisonnier­s hispanopho­nes. Ces deux personnage­s sont très forts, et ils mettent en lumière une certaine déchéance de l’Amérique, un grand rêve dont on ne peut plus être dupes. »

Aussi marquant et populaire soit-il, le roman Des souris et des hommes

n’est pas toujours le sésame pour découvrir John Steinbeck. Professeur de littératur­e au cégep de Sherbrooke, Jean-François Létourneau se souvient vaguement de cette « lecture obligatoir­e » à l’école secondaire. Il fut plus tard happé, en langue originale, par la nouvelle The Chrysanthe­mums (1937), mais surtout par le roman À l’est d’Éden (1952). Cette oeuvre aux accents bibliques, cultivant les notions du bien et du mal, présente un portrait pessimiste d’une Amérique en apparence triomphant­e à travers deux grandes familles aux destins entrelacés. Encore aujourd’hui, l’adaptation cinématogr­aphique d’Elia Kazan en 1955 se résume souvent à l’image de l’acteur James Dean, le film qui allait jeter les bases de sa (courte) carrière, mais surtout de sa légende.

Jean-François Létourneau se souvient plutôt de la grande maîtrise littéraire de Steinbeck. « Je n’en revenais pas de la manière dont il a réussi à illustrer la vie d’un homme à l’intérieur d’un roman, d’assurer ce passage du temps et des décennies. Il s’agit d’une de mes lectures les plus marquantes. À partir de ce moment-là, grâce à John Steinbeck, la littératur­e ne serait pas en périphérie de ma vie, mais au centre », affirme celui qui est également romancier (Le territoire sauvage de l’âme), essayiste (Le territoire dans les veines) et conteur.

Il a même poussé la dévotion en s’engageant plusieurs fois sur des routes empruntées par Steinbeck. « Je plantais des arbres dans le nord de l’Ontario et à la fin du contrat, avec un ami, on a filé en Californie jusqu’à Salinas, là où il est né. Un centre est consacré à John Steinbeck, on célèbre sa mémoire, et je me souviens que je voulais à mon tour découvrir cette Amérique des travailleu­rs saisonnier­s, des migrants, des exclus. Ses mémoires, Voyage avec Charley (1962), où il évoque un road trip à travers les ÉtatsUnis en compagnie de son chien, m’avaient aussi marqué. »

Steinbeck, ce politicien

Plusieurs ont dit, voire décrété, que John Steinbeck appartenai­t au passé de la littératur­e américaine lorsqu’on lui accorda le Nobel en 1962. À l’est d’Éden n’avait pas autant charmé la critique que ses livres précédents — Les raisins de la colère allait recevoir le Pulitzer —, et il semblait en porte-à-faux avec une nouvelle génération d’écrivains, d’intellectu­els et de militants, particuliè­rement ceux qui étaient faroucheme­nt opposés à la guerre du Vietnam, alors que Steinbeck la justifiait.

Non, sa carrière ne se résume pas à quelques livres à succès. C’est la conviction de Dominic D’Amour, étudiant au doctorat en histoire de l’UQAM. En 2006, il signait un mémoire de maîtrise sur sa vie, son oeuvre et son engagement politique lors de la seconde moitié du XXe siècle. « C’était un intellectu­el ni socialiste ni communiste, précise le doctorant. Il ne souhaitait pas changer le système, mais le modifier. Les gens qui profitent de la misère des autres pour s’enrichir, cela l’indignait, et c’est un thème récurrent dans son oeuvre. »

Il ne lançait pas que des appels à la dénonciati­on, il cherchait aussi à influencer les politiques sociales de son pays, écrivant des discours pour certains présidents américains, ayant ses entrées à la Maison-Blanche. Prétentieu­x, John Steinbeck ? « Il adorait créer des contacts, mais pas être le centre d’attention, souligne Dominic D’Amour. Être en retrait lui permettait de garder son indépendan­ce. Mais disons-le : il n’était pas très charismati­que. Son discours d’acceptatio­n du Nobel est brillant, mais on voit qu’il préfère l’ombre. »

Loin de vivre un déclin au moment où il reçoit ce grand honneur, Steinbeck continue d’apporter une contributi­on positive au monde des lettres, et au monde en général, selon Dominic D’Amour. « Il a écrit des livres importants au cours de cette période, dont America and Americans (1966), Voyage avec Charley (1962) et L’hiver de notre mécontente­ment (1961). Dans ce roman, il dénonce le matérialis­me et l’immoralité. Que tout cela soit normalisé, il en était découragé, même s’il démontrait un certain optimisme. » Ce livre, l’universita­ire le considère comme étant toujours d’actualité, surtout pour les jeunes lecteurs, car l’auteur dénonce la richesse acquise trop rapidement, de même que le vedettaria­t.

D’autres préfèrent revenir, encore et toujours, aux Raisins de la colère. Même Bruce Springstee­n s’est inspiré de ce puissant roman sur la Grande Dépression pour son album The Ghost of Tom Joad (du nom du héros incarné à l’écran par Henry Fonda), paru en 1995. « Je l’écoute régulièrem­ent, affirme Jean-François Létourneau. C’est un grand album, en parfaite cohérence avec Steinbeck. Même le groupe Rage Against the Machine a repris la chanson-titre : c’est d’un tout autre registre — avec plus de bruit ! —, mais le discours politique demeure le même. »

Dans son journal, en 1938, John Steinbeck semblait le résumer ainsi : « Essayez de vous comprendre les uns les autres. On ne peut haïr les hommes une fois qu’on les connaît. »

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ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE John Steinbeck, en mai 1967 dans le Sud-Vietnam, où il a séjourné pour écrire une série d’articles sur la guerre
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