Son Amérique pleure
John Steinbeck n’a pas seulement parlé des petites gens : il s’est mêlé à eux, et a plaidé leur cause auprès des puissants
Certains auteurs semblent immortels, d’autres sombrent dans l’oubli. Après un temps, qu’en reste-t-il ? Dans sa série mensuelle Faut-il relire… ?, Le Devoir revisite un de ces écrivains avec l’aide d’admirateurs et d’observateurs attentifs. Aujourd’hui, place à un romancier rarement dupé par les grands mythes de son pays. John Steinbeck (1902-1968) a préféré décrire le cauchemar américain, celui qui affligeait autant les fermiers du Midwest
(Les raisins de la colère) que les immigrants hispanophones (Tortilla Flat). Avec eux, il a traversé le XXe siècle en maintenant son idéal, tenant sa plume comme un symbole de liberté.
S’il vivait à notre époque, John Steinbeck ne se classerait pas parmi les « écrivains médiatiques ». Sans compter qu’il n’avait guère la flamboyance de Truman Capote ou d’Ernest Hemingway. Or, à l’inverse d’un J.D. Salinger, la réclusion et le silence, très peu pour lui ; en plus de l’écriture, il adorait voyager, observer, aller là où les autres ne mettaient jamais les pieds.
Ce Californien a exercé plusieurs métiers, dont ouvrier agricole et cueilleur de fruits, délaissé ses études universitaires à Stanford en 1925 et ratissé les États-Unis, y voyant un peu partout la misère. Ces multiples expériences ne cesseront d’alimenter son imagination et son désir de raconter le monde tel qu’il le voyait. Il le fera par le biais de la littérature, mais aussi comme journaliste, essayiste, intellectuel engagé, voire lobbyiste auprès des politiciens de Washington, fervent défenseur du « New Deal » du président Franklin Delano Roosevelt. De là à voir se profiler un communiste en Steinbeck, plusieurs n’ont pas hésité à franchir le pas.
Cette perception est alimentée par ses écrits les plus célèbres. Après quelques romans confidentiels (La perle, La coupe d’or) et un livre qui pique la curiosité (Tortilla Flat), John Steinbeck frappe un premier
grand coup avec Des souris et des hommes (1937), une oeuvre puissante sur l’amitié, l’errance, ainsi qu’une charge contre la ségrégation et le racisme. Cette longue nouvelle, Steinbeck l’a vite transformée en pièce de théâtre, ce qui a contribué à son rayonnement. On n’en compte plus les adaptations, aussi bien en bande dessinée qu’en opéra. Des souris et des hommes fut également l’un des plus célèbres téléthéâtres de Radio-Canada, réalisé par Paul Blouin en 1971 et mettant en vedette Hubert Loiselle et Jacques Godin, respectivement dans les rôles de George et de Lennie. Ce duo dépareillé, le frêle perspicace et le colosse simple d’esprit, se promène d’un ranch à l’autre en quête de petits boulots, nourrissant des rêves impossibles jusqu’à ce qu’une tragédie en provoque une autre…
La tragédie derrière le mythe
Histoire souvent mise entre les mains des étudiants, celle-ci ne comporte aucune surprise quant à son dénouement, mais provoque toujours beaucoup d’émotions. C’était aussi la conviction de Jean-Philippe Lehoux, comédien et dramaturge (Normal, Fausse balle). En 2018, pour marquer le passage entre la direction artistique de Michel Dumont et celle du duo formé de David Laurin et de Jean-Simon Traversy, le théâtre Jean-Duceppe présentait Des souris et des hommes, clin d’oeil au passé glorieux de la compagnie. Celui qui est également traducteur s’est vu confier la tâche de revisiter ce texte.
« Le metteur en scène VincentGuillaume Otis et moi souhaitions une pièce d’une facture relativement contemporaine, sans folklorisme, conscients que la fin, tout le monde la connaît, souligne Jean-Philippe Lehoux. Et puisque tout repose sur cette fin, nous avons misé sur le caractère implacable de la tragédie. » Pour s’y rendre, le traducteur a jugé bon d’épurer la pièce, déployée en 90 minutes, un exercice qui fut loin d’être périlleux. « La brièveté était l’un de nos partis pris, souligne celui que l’on a pu voir dans les séries Alertes et L’échappée. Il y avait beaucoup de scories, de béquilles d’auteur annonçant ce que les personnages allaient dire. En somme, j’ai coupé tout ce qui ne faisait pas partie de cette bulle tragique. »
Comme la pièce n’était pas encore dans le domaine public, Jean-Philippe Lehoux n’avait pas toutes les libertés. « J’ai découvert chez Steinbeck sa fascination pour les paysans, les ouvriers aux origines métissées, les Autochtones, les Mexicains, etc. J’imagine très bien une nouvelle adaptation où George et Lennie seraient des travailleurs saisonniers hispanophones. Ces deux personnages sont très forts, et ils mettent en lumière une certaine déchéance de l’Amérique, un grand rêve dont on ne peut plus être dupes. »
Aussi marquant et populaire soit-il, le roman Des souris et des hommes
n’est pas toujours le sésame pour découvrir John Steinbeck. Professeur de littérature au cégep de Sherbrooke, Jean-François Létourneau se souvient vaguement de cette « lecture obligatoire » à l’école secondaire. Il fut plus tard happé, en langue originale, par la nouvelle The Chrysanthemums (1937), mais surtout par le roman À l’est d’Éden (1952). Cette oeuvre aux accents bibliques, cultivant les notions du bien et du mal, présente un portrait pessimiste d’une Amérique en apparence triomphante à travers deux grandes familles aux destins entrelacés. Encore aujourd’hui, l’adaptation cinématographique d’Elia Kazan en 1955 se résume souvent à l’image de l’acteur James Dean, le film qui allait jeter les bases de sa (courte) carrière, mais surtout de sa légende.
Jean-François Létourneau se souvient plutôt de la grande maîtrise littéraire de Steinbeck. « Je n’en revenais pas de la manière dont il a réussi à illustrer la vie d’un homme à l’intérieur d’un roman, d’assurer ce passage du temps et des décennies. Il s’agit d’une de mes lectures les plus marquantes. À partir de ce moment-là, grâce à John Steinbeck, la littérature ne serait pas en périphérie de ma vie, mais au centre », affirme celui qui est également romancier (Le territoire sauvage de l’âme), essayiste (Le territoire dans les veines) et conteur.
Il a même poussé la dévotion en s’engageant plusieurs fois sur des routes empruntées par Steinbeck. « Je plantais des arbres dans le nord de l’Ontario et à la fin du contrat, avec un ami, on a filé en Californie jusqu’à Salinas, là où il est né. Un centre est consacré à John Steinbeck, on célèbre sa mémoire, et je me souviens que je voulais à mon tour découvrir cette Amérique des travailleurs saisonniers, des migrants, des exclus. Ses mémoires, Voyage avec Charley (1962), où il évoque un road trip à travers les ÉtatsUnis en compagnie de son chien, m’avaient aussi marqué. »
Steinbeck, ce politicien
Plusieurs ont dit, voire décrété, que John Steinbeck appartenait au passé de la littérature américaine lorsqu’on lui accorda le Nobel en 1962. À l’est d’Éden n’avait pas autant charmé la critique que ses livres précédents — Les raisins de la colère allait recevoir le Pulitzer —, et il semblait en porte-à-faux avec une nouvelle génération d’écrivains, d’intellectuels et de militants, particulièrement ceux qui étaient farouchement opposés à la guerre du Vietnam, alors que Steinbeck la justifiait.
Non, sa carrière ne se résume pas à quelques livres à succès. C’est la conviction de Dominic D’Amour, étudiant au doctorat en histoire de l’UQAM. En 2006, il signait un mémoire de maîtrise sur sa vie, son oeuvre et son engagement politique lors de la seconde moitié du XXe siècle. « C’était un intellectuel ni socialiste ni communiste, précise le doctorant. Il ne souhaitait pas changer le système, mais le modifier. Les gens qui profitent de la misère des autres pour s’enrichir, cela l’indignait, et c’est un thème récurrent dans son oeuvre. »
Il ne lançait pas que des appels à la dénonciation, il cherchait aussi à influencer les politiques sociales de son pays, écrivant des discours pour certains présidents américains, ayant ses entrées à la Maison-Blanche. Prétentieux, John Steinbeck ? « Il adorait créer des contacts, mais pas être le centre d’attention, souligne Dominic D’Amour. Être en retrait lui permettait de garder son indépendance. Mais disons-le : il n’était pas très charismatique. Son discours d’acceptation du Nobel est brillant, mais on voit qu’il préfère l’ombre. »
Loin de vivre un déclin au moment où il reçoit ce grand honneur, Steinbeck continue d’apporter une contribution positive au monde des lettres, et au monde en général, selon Dominic D’Amour. « Il a écrit des livres importants au cours de cette période, dont America and Americans (1966), Voyage avec Charley (1962) et L’hiver de notre mécontentement (1961). Dans ce roman, il dénonce le matérialisme et l’immoralité. Que tout cela soit normalisé, il en était découragé, même s’il démontrait un certain optimisme. » Ce livre, l’universitaire le considère comme étant toujours d’actualité, surtout pour les jeunes lecteurs, car l’auteur dénonce la richesse acquise trop rapidement, de même que le vedettariat.
D’autres préfèrent revenir, encore et toujours, aux Raisins de la colère. Même Bruce Springsteen s’est inspiré de ce puissant roman sur la Grande Dépression pour son album The Ghost of Tom Joad (du nom du héros incarné à l’écran par Henry Fonda), paru en 1995. « Je l’écoute régulièrement, affirme Jean-François Létourneau. C’est un grand album, en parfaite cohérence avec Steinbeck. Même le groupe Rage Against the Machine a repris la chanson-titre : c’est d’un tout autre registre — avec plus de bruit ! —, mais le discours politique demeure le même. »
Dans son journal, en 1938, John Steinbeck semblait le résumer ainsi : « Essayez de vous comprendre les uns les autres. On ne peut haïr les hommes une fois qu’on les connaît. »