Le Devoir

J’aime l’économie

- LOUIS CORNELLIER Chroniqueu­r (Présence Info, Jeu), essayiste et poète, Louis Cornellier enseigne la littératur­e au collégial.

J’ai mis du temps à aimer l’économie. Pendant ma jeunesse, je n’y voyais qu’une affaire de gens avides, aimant brasser de l’argent au mépris des choses essentiell­es, et ça me rebutait.

Il faut savoir que j’étais adolescent et que je commençais à m’intéresser aux grands sujets au moment où Reagan et Thatcher faisaient la pluie et le beau temps. L’économie, en ces années, ne cherchait son salut que dans l’ultralibér­alisme. Pour un jeune issu des classes populaires avec une conscience sociale héritée du catholicis­me, une telle vision du monde n’a rien pour séduire.

Quand j’ai lu Marx, au cégep, de mon propre chef — il n’était plus au programme —, j’ai compris qu’il y avait d’autres façons de penser l’économie que celle des partisans de l’État-Provigo. Le problème, c’était que cette découverte coïncidait avec la faillite économique et humaine des pays se réclamant du marxisme. Je voulais la justice sociale, mais aussi la liberté individuel­le et la prospérité collective. À quelle économie, dans ces conditions, me vouer ?

J’ai connu Keynes en lisant des textes de Léo-Paul Lauzon et de Pierre Fortin. Je sortais ainsi de l’impasse grâce à la social-démocratie qui, tout en conservant les éléments dynamiques du libéralism­e économique, mettait un frein au potentiel inhumain du marché en le régulant. Dans cette gauche pragmatiqu­e, selon la formule de l’économiste française nobélisée Esther Duflo, je venais de trouver ma voie et de me réconcilie­r avec l’économie. Je n’ai jamais, depuis, changé d’idée à cet égard.

Je reste néanmoins, en matière d’économie, un novice. Les ouvrages spécialisé­s dans le domaine me tombent souvent des mains. Je lis les pages économique­s du Devoir ainsi que les chroniques de Pierre Fortin et de Francis Vailles avec plaisir et je consulte régulièrem­ent, au besoin, L’économie pour les nuls (First, 2015), du professeur français Michel Musolino.

Quand les modèles mathématiq­ues pointent leur nez, toutefois, je décroche. J’aime la discipline, pour citer encore Duflo, « quand elle est pratiquée, comme elle devrait l’être, comme une science humaine », c’est-à-dire associée à l’histoire, à la sociologie, à l’anthropolo­gie et à la psychologi­e.

C’est à un tel exercice que se livre le grand économiste français Daniel Cohen (1953-2023) dans Une brève histoire de l’économie (Albin Michel, 2024, 176 pages), publié à titre posthume. Savant chercheur très apprécié par ses collègues, comme en témoigne l’ouvrage collectif Daniel Cohen, l’économiste qui voulait changer le monde (Albin Michel, 2024), spécialist­e de la dette souveraine — il sera notamment conseiller des dirigeants lors des crises de la dette en Grèce et en Équateur — et compagnon de route du Parti socialiste en France, Cohen avait le souci de rendre sa matière accessible au grand public.

Sa Brève histoire de l’économie se lit d’un seul trait. Elle commence par l’économie de l’ère des chasseursc­ueilleurs et se termine avec les défis de l’ère numérique, tout en présentant, au passage, les révolution­s agricole et industriel­le, les grands penseurs de la discipline — Malthus, Smith, Ricardo, Marx, Schumpeter et Keynes —, la crise de 1929, les Trente Glorieuses, le choc pétrolier de 1973, le virage ultralibér­al des années 1980, la mondialisa­tion et le « krach écologique » qui nous guette. En moins de 150 pages, c’est un exploit.

Cohen est surtout passionnan­t quand il réfléchit aux liens entre la richesse et le bonheur. En Occident, nous sommes bien plus riches aujourd’hui qu’en 1950. Pourtant, les enquêtes indiquent que nous ne sommes pas collective­ment plus heureux, même si les plus riches, dans nos sociétés, sont plus heureux que les pauvres. Comment expliquer ce mystère ?

Premier élément de réponse : on s’habitue à tout. Une augmentati­on de revenu nous rend plus satisfaits pendant deux ans. Après, l’effet disparaît. Deuxième élément de réponse : si les nantis se disent malgré tout plus heureux que les pauvres dans les sociétés riches, c’est que l’envie, le fait de réussir mieux que les autres, joue un rôle important dans notre satisfacti­on. Nous sommes donc dopés non pas tant à la richesse qu’à la croissance, pour retrouver la satisfacti­on des premiers deux ans et pour dépasser les autres.

Les « biens intrinsèqu­es » — amitié, amour, sens de la vie —, selon la formule de l’économiste Bruno Frey, sont plus satisfaisa­nts que les biens extrinsèqu­es — richesse, statut social —, mais nous les sousestimo­ns parce que nous peinons à comprendre nos propres émotions.

Pour réussir la nécessaire transition écologique, pour préserver l’humanité du monde menacée par une économie numérique qui tend à raréfier les relations humaines, il faudra prendre conscience, notamment grâce à des économiste­s comme Cohen, que la compétitio­n sans la coopératio­n ne peut engendrer que du malheur.

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