Sous « contrat de bénévole », payés 10 $ l’heure à nettoyer
Le CIUSSS du Nordde-l’Île-de-Montréal et d’autres instances publiques ont fait affaire avec une agence de placement dirigée par une fraudeuse en série
Des immigrants sans permis de travail ont été payés 10 $ l’heure pour nettoyer des hôpitaux ou servir de la nourriture dans des CHSLD. Une situation qu’admet l’agence de placement Groupe AMS, qui a approvisionné en travailleurs au moins quatre CIUSSS.
Elle qualifie ces personnes payées sous le salaire minimum de « bénévoles » sous prétexte qu’elles n’ont pas de permis de travail. Pourtant, leur occupation a tous les attributs d’un emploi. Deux employés témoignent au Devoir avoir fait partie à temps plein de l’équipe d’hygiène et salubrité envoyée durant 9 à 10 mois dans différents établissements du CIUSSS du Nord-de-l’Îlede-Montréal, notablement à l’Hôpital du Sacré-Coeur-de-Montréal.
Au moins trois autres CIUSSS ont aussi fait affaire directement avec cette entreprise dont Solange Crevier a été désignée comme « la patronne » par quatre employés. Mme Crevier a été condamnée par le passé pour des fraudes en série, notamment auprès de Via Rail, Desjardins et au ministère de la Culture, et purge actuellement une peine de 18 mois en prison.
Le Centre des acquisitions gouvernementales (CAG), qui s’occupe des achats groupés pour le gouvernement, vient tout juste de remettre cette agence de placement sur sa liste de celles pouvant fournir de la maind’oeuvre indépendante en santé.
Attirés par la promesse qu’une demande de permis de travail était déposée à leur nom, les deux nouveaux arrivants qui se sont confiés ont été rémunérés nettement sous le salaire minimum, une pratique illégale. Ils ont raconté leur histoire sous le couvert de l’anonymat par crainte de représailles. Le nonrespect du salaire minimum est une infraction grave, a indiqué de manière générale la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST).
C’est clair que c’est pour pouvoir nous serrer : si tu pars, tu perds tout
JEAN PIERRE
Je suis allé les voir et j’ai demandé accès à mon dossier. Ils m’ont menacé en me disant : je vais te faire signaler, je vais te faire exclure du pays.
« On m’a dit qu’en attendant [le permis de travail], on peut toujours travailler comme bénévole », dit Jean Pierre, sous un nom d’emprunt. Aucune démarche n’avait été entamée en son nom auprès d’Immigration, Réfugiés, et Citoyenneté Canada (IRCC), a-t-on pu constater.
Marc Turcotte, l’homme qui figure comme premier actionnaire de Groupe AMS dans les registres officiels et conjoint de Solange Crevier, n’a aucun mal à avouer en entrevue que l’entreprise paie bel et bien des employés à 10 $ l’heure.
Mais ce n’était qu’en attendant que les démarches d’immigration débouchent, se défend-il : « On n’a pas le choix, on ne sait pas si le permis de travail va être accepté », justifie-t-il. Il met l’absence de permis de travail sur le compte des délais administratifs, mais les demandes n’ont pas même été déposées, a confirmé IRCC au Devoir.
Des milliers de dollars dus
Il assure qu’une forme de paiement « rétroactif » a lieu lorsque les personnes reçoivent leur permis de travail. « Si aujourd’hui tu travailles à 10 $ de l’heure, tu fais 1000 heures au total. On te paie la différence, une fois le permis de travail reçu, donc 12 000 $, moins les déductions », donne-t-il comme exemple.
« C’est clair que c’est pour pouvoir nous serrer : si tu pars, tu perds tout », interprète Jean Pierre. « C’est un type d’esclavage », aux yeux de son ancien collègue, Youri, qui affirme avoir travaillé dans une quinzaine d’endroits différents, tous des établissements du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal.
Le CIUSSS du Nord-de-l’Île-deMontréal confirme avoir eu un lien d’affaires avec Groupe AMS, mais a « entièrement cessé de faire appel » à ses services depuis le 12 février dernier, assure-t-on. « Nous avons procédé, en février dernier, à une
YOURI
vérification exhaustive de la validité des permis de travail des ressources employées par l’ensemble de nos prestataires de services », nous écrit une relationniste après avoir refusé nos demandes d’entrevue. Groupe AMS n’aurait alors pas répondu à ces demandes de vérification.
« La vérification des permis de travail ainsi que la rémunération des ressources embauchées » étaient aussi inscrites dans les obligations contractuelles de l’agence, écrit-on.
Lorsqu’il lui est demandé s’il est au courant qu’il est illégal de retenir des sommes portant le salaire sous le minimum, M. Turcotte répond en entrevue : « Non, selon qui ? »
« Je suis prisonnier de l’agence, je suis mêlé jusqu’au cou », dit Jean Pierre. Le Devoir a calculé que l’agence Groupe AMS a prélevé au minimum 15 000 $ sur son salaire prévu.
Sans heures travaillées depuis près de trois mois, son solde bancaire affiche 152 $ quand il ouvre son application bancaire pour nous montrer les preuves des virements de l’agence. Celle-ci a récemment refusé de l’assigner à un autre emploi et de lui fournir son dossier d’immigration. « On me dit juste que c’est tranquille ces temps-ci », glisse-t-il découragé.
Youri affirme quant à lui avoir tenté de ravoir son argent après avoir constaté qu’aucune étape n’avait été franchie en immigration après 10 mois. « Je suis allé les voir et j’ai demandé accès à mon dossier. Ils m’ont menacé en me disant : je vais te faire signaler, je vais te faire exclure du pays », allègue-t-il.
« Ce n’est pas plausible. Je nie qu’il y a eu des menaces de déportations », répond M. Turcotte.
Il admet par ailleurs que les employés « n’ont rien pour prouver » les montants restants à payer, ni relevé, ni contrat écrit sur le « rétroactif ». « Ce n’est pas compliqué, on le fait au nombre d’heures », répète-t-il.
Et que se passe-t-il si le permis est refusé ? « C’est arrivé juste une fois et la personne est retournée dans son pays », affirme-t-il, refusant de
préciser si des sommes dues lui avaient été remboursées.
De faux bénévoles
Le stratagème est plutôt simple : « J’ai d’abord signé un contrat officiel de travail », expose pour commencer Youri, tout comme Jean Pierre.
On leur promet alors 22,50 $ l’heure pour des tâches de nettoyage, aussitôt qu’ils recevraient une réponse favorable des deux ministères de l’Immigration (provincial, puis fédéral).
Le même jour que le contrat officiel, Youri signe un « double contrat » devant celle qu’il appelle « la boss de l’agence ». Il la désignera ensuite spontanément comme sa « patronne » sur des photos de Solange Crevier, tout comme Jean Pierre, qui l’appelle « Madame Turcotte ». « C’est un contrat de bénévole qui, d’après leurs paroles, permet de travailler pour 10 $ de l’heure en attendant que les papiers soient réglés », dit Youri.
L’on peut lire sur ce contrat qu’une « compensation de 70 $ » par quart de bénévolat est accordée en remboursement des frais de transport, de téléphonie et de repas.
Or, les employés immigrants considèrent clairement leurs fonctions comme un emploi et les virements comme une rémunération. Ils reçoivent les quarts de travail par texto, des messages que Le Devoir a pu consulter. Les paiements reçus ne correspondent pas à la compensation fixe prévue : pour 62 heures de travail, un virement bancaire de 620 $ au libellé « 9200-4050 » est réalisé, c’est-à-dire le numéro d’entreprise de l’agence, pour 73 heures, un virement de 730 $, pour 55 heures, un virement de 550 $.
Est-ce que les gens qui ont signé le contrat de bénévole effectuent les mêmes tâches qu’un employé ? « D’après moi, oui, [les mêmes] qu’un employé de l’hôpital », répond sans ambages Marc Turcotte.
« Je ne vois pas comment ça peut être légal », analyse Dalia Gesualdi-Fecteau, professeure à l’École des relations industrielles de l’Université de Montréal et spécialiste des agences de placement. « Un bénévole c’est quelqu’un qui effectue des tâches de façon ponctuelle, mais en tout cas sans remplacer un salarié et qui n’a pas de contrat de travail », explique-t-elle.
Elle voit dans la description faite par les deux hommes tous les attributs d’un emploi : la prestation (des tâches qui correspondent à un emploi), la subordination à l’autorité d’un employeur et le versement d’un salaire en contrepartie.
On ne peut donc pas « d’un côté dire qu’une personne a un contrat de travail » et de l’autre, « le qualifier de bénévole » : « Le seul objectif dans ce cas serait d’éluder l’application de la loi », énonce-t-elle.
Un employeur peut retenir certains montants sur le salaire « avec un écrit à des fins spécifiques », poursuit cette experte, « mais jamais en dessous du salaire minimum, ça, c’est très clair ».
Coût « exagéré » du permis de travail
Au moment de la signature du contrat de travail, Youri et Jean Pierre affirment avoir versé 4500 $ à l’agence et devoir débourser encore 2000 $ par la suite pour l’obtention du permis de travail.
Ces démarches d’immigration leur coûteraient donc à terme 6500 $, selon ce qu’ils rapportent, une somme « exagérée », selon l’avocate en immigration Krishna Gagné. Il est interdit de facturer les frais de recrutement aux travailleurs, ainsi que plusieurs composantes des démarches. Seule environ la moitié « des honoraires de préparation du permis de travail [au fédéral] et du volet travailleur du Certificat d’acceptation du Québec » peut être facturée au travailleur, détaille Me Gagné.
Une facture de 6500 $ pour le travailleur pour des honoraires de consultant ou d’avocat en immigration serait donc « très dure à justifier », indique-t-elle. Et encore faudrait-il « vraiment détailler cette facture », soutient Me Gagné.
Ni M. Turcotte ni son avocat David Beaudoin n’ont confirmé ce coût, affirmant que « c’est l’administration qui s’en occupe ».
Une agence à l’identité mouvante
Avant d’être en prison, Solange Crevier se présentait comme la tête dirigeante de Groupe AMS, mais elle est fantomatique sur les papiers.
L’agence est plutôt enregistrée auprès des autorités sous le nom de son conjoint, Marc Turcotte. « C’est moi, le patron », assure-t-il.
Il refuse de dire si elle est dirigeante ou si elle agirait comme prête-nom, tout en admettant que sa femme est « une employée ». Plus tard dans l’entrevue, il précisera que Mme Crevier « est toujours là », c’est-à-dire dans les bureaux de l’agence.
Lors de la première visite du Devoir, deux employées ont désigné « Solange » ou « Madame Turcotte » comme la personne à qui elles se rapportent. Une femme avec le prénom Hiba qui dit être la directrice des ressources humaines, l’appelle « sa patronne » à quelques reprises.
Dans une requête de mars dernier à la Cour d’appel, Solange Crevier a aussi affirmé « devoir veiller aux activités de l’entreprise dont [son conjoint] est le propriétaire ».