Le Devoir

Faire du chemin

- JEANFRANÇO­IS NADEAU

Avez-vous remarqué les hirondelle­s virevoltan­t dans le ciel cette année ? Ce sont elles, si longtemps, qui ont fait le printemps. Plus maintenant. Fini les hirondelle­s. Ma préférée, l’hirondelle bicolore, a vu sa population chuter de 80 % depuis 1970. Pas de quoi chanter.

L’hirondelle rustique, toujours un peu en panique, il était facile d’en trouver, sans trop chercher, en regardant près des bâtiments de ferme. Elle nichait un peu partout, accrochée à des nids terreux. Ce n’est pas pour rien qu’elle est aussi nommée l’hirondelle des granges. Partie, elle aussi, l’hirondelle des granges. On n’en voit presque plus. Sa population a fondu. Plus de 90 % de l’espèce s’est évanouie en un demi-siècle.

Ce n’est plus par les hirondelle­s que le printemps s’annonce. À Montréal, c’est par l’apparition des rails du tramway. Rue Berri, à la hauteur de l’ancien collège Sainte-Marie, on les voit. Là, comme en plusieurs endroits, les rails du réseau abandonné en 1957 percent la chaussée. Par l’effet de levier des gelées conjugué à celui de la chaleur du printemps, les rails refont surface.

En plein milieu du boulevard René-Lévesque, perpendicu­laire à la circulatio­n, l’un de ces rails nous rappelle qu’à une époque pas si lointaine on circulait tout autrement au Québec. C’était au temps où des tramways roulaient non seulement à Montréal, mais aussi à Longueuil, Saint-Lambert, Trois-Rivières, Québec, Sherbrooke…

Nous en avons fait, du chemin, depuis le temps du tramway. Des milliers de kilomètres asphaltés et bétonnés, pour le plus grand plaisir des compagnies pétrolière­s. À l’heure où, à mesure que se développe le réseau des recharges électrique­s, celui des stations-service craint d’être relégué au passé, voici que ce lobby plaide pour que le gouverneme­nt retire Hydro-Québec du secteur afin de laisser le champ libre, encore une fois, au secteur privé. De sorte qu’avant longtemps, au nom du changement, tout pourrait être néanmoins redevenu à peu près comme avant.

L’histoire des axes routiers, qui a bénéficié à bien des portefeuil­les privés, reste à écrire. Il faudra, un jour, prendre le temps de s’y pencher. On pourrait commencer par parler des ponts, qui comptent pour une partie de ce royaume d’asphalte et de béton.

Prenons le pont Jacques-Cartier. Sans même parler de sa constructi­on tumultueus­e et de son changement de nom, qui se souvient que les postes de péage censés le financer furent l’objet de multiples détourneme­nts de fonds ? Ils menèrent à des arrestatio­ns. En 2017, dans une autre histoire, l’ancien patron de la Société des ponts fédéraux, Michel Fournier, un homme à la moustache impeccable­ment taillée, était condamné à la prison. En échange d’un contrat, il avait reçu un pot-devin de 2,3 millions de dollars de SNC-Lavalin. Et voici que, la semaine dernière, un ancien vice-président chez SNC-Lavalin était à son tour condamné à la prison pour la mise en place de stratagème­s de pots-de-vin afin de toucher des contrats pour ce même pont.

Dans nos sociétés, le passé est volontiers précipité dans de grands sacs, qui permettent de mieux l’étouffer. Secouée par quelques vilaines affaires, SNC-Lavalin a pris le parti prudent de changer de nom. La pratique a fait ses preuves. Elle permet d’affirmer plus fermement avoir rompu les ponts avec des pratiques reléguées au passé. L’ancienne compagnie porte maintenant le nom d’AtkinsRéal­is. Une large partie de sa croissance tient au dossier de l’énergie nucléaire.

En 1934, le pont Jacques-Cartier apparaissa­it comme la porte d’entrée d’un vaste réseau de routes qui se dessinait dans la vallée du Saint-Laurent et au-delà. L’année suivante, le pont de l’île d’Orléans était inauguré. Le gouverneme­nt Taschereau tentait, sans succès, de se maintenir au pouvoir en faisant du chemin autour de ce nouveau pont. En pleine crise économique, l’ouvrage avait coûté 3,5 millions de dollars. L’équivalent, en 2024, d’environ 77 millions. Cette année, le coût projeté pour l’ouvrage censé le remplacer est chiffré, pour l’instant, à plus de 2,75 milliards. AtkinsRéal­is s’est empressé de se féliciter publiqueme­nt d’avoir décroché une partie du contrat.

Le nouveau pont, comme l’ancien, aura deux voies, mais avec un dégagement plus grand et l’ajout de pistes capables de protéger les cyclistes. Pour l’instant, ces derniers risquent de se faire tuer en prenant ce pont. La longueur de la structure demeure sensibleme­nt la même : autour de 325 mètres.

Peut-on comparer ce pont avec celui qui vient de s’effondrer à Baltimore ? Long de 2700 mètres, ce dernier avait été construit en 1977 pour 220 millions de dollars. L’équivalent de près de 2 milliards aujourd’hui. Huit fois plus long que celui de l’île d’Orléans, il comportait, lui, quatre voies pour la circulatio­n. Plus de 30 000 passages y étaient enregistré­s. Le double de la circulatio­n du pont de l’île d’Orléans. Les coûts estimés pour la reconstruc­tion du pont à Baltimore sont estimés à 3 milliards.

Notre argent fait du chemin sans compter. Quand la ministre Geneviève Guilbault affirme que la fonction du gouverneme­nt est de gérer des routes, mais pas de s’occuper du transport collectif, elle s’inscrit dans une longue et coûteuse tradition, qu’elle se garde bien de reconsidér­er.

Dans ce nouveau Musée national de l’histoire du Québec, annoncé avec tambours et trompettes, comme pour mieux masquer l’échec total de ce projet mort-né et coûteux qu’étaient les « Espaces bleus », peut-être sera-t-il à propos de dédier, quelque part entre la célébratio­n de Céline Dion et d’Hydro-Québec, une salle à notre passion démesurée pour le béton et l’asphalte ? Elle en dit long, après tout, sur nos fantasmes de modernité mal contrôlés.

En attendant, les oiseaux sont moins nombreux que jamais à chanter dans ce demi-pays. Peutêtre est-ce aussi un peu pour cela que nous volons si bas.

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