Engrenage autoritaire
La taille de l’économie indienne a presque doublé depuis que le premier ministre Narendra Modi est arrivé au pouvoir, il y a dix ans, ainsi d’ailleurs que le nombre de milliardaires, en même temps que le marché de l’emploi est toujours aussi poussif et que les inégalités se sont radicalement creusées. Chouchou d’une classe moyenne hindoue pourtant fragilisée, M. Modi a magistralement réussi, en populiste bon teint, à surfer sur cette inconséquence en cultivant le culte de sa personnalité, accoudé sur le plan idéologique à un discours religieux et ultranationaliste. Comprendre : antimusulman. Sur fond de version indienne de l’American Dream, ses modèles de gouvernance sont les présidents chinois, russe, turc. Le PIB de l’Inde enfle, mais sa démocratie se ratatine.
Viendra sans doute le jour où l’autoritarisme triomphant autour duquel s’articule son exercice du pouvoir commencera à s’effriter. En attendant, l’impressionnant processus des élections législatives qui vient de s’amorcer, 960 millions d’électeurs étant appelés aux urnes par étapes, débouchera presque certainement, le 4 juin prochain, sur la réélection facile à un troisième mandat de son BJP (Parti du peuple indien, campé à droite) face à une opposition appréciable, mais fragmentée.
Si cette démocratie, fascinante par son gigantisme et sa résilience, est depuis toujours empêchée de progresser pour cause de clientélisme, la centralisation et la personnalisation à l’extrême du pouvoir et des institutions de l’État par Narendra Modi fait aujourd’hui prendre à ce problème des dimensions démesurées.
La dynamique des vingt-cinq dernières années est limpide : s’est manifesté au sein de la société indienne, à la fin des années 2000 et au début des années 2010, un virulent ras-le-bol populaire contre les scandales de corruption au sein du parti du Congrès, installé au pouvoir en parti unique depuis l’indépendance faite en 1947. Une levée de boucliers où la vigilance des médias et la mobilisation politique de la société civile ont joué un rôle majeur. Or, c’est sur le désordre de ces scandales et sur l’usure d’une dynastie Nehru-Gandhi décrédibilisée que Modi a bâti sa popularité, avant de prendre en chasse les opposants, une fois devenu premier ministre.
Les médias n’osent plus rien dire en Inde, de peur d’être harcelés par le fisc ou d’être poursuivi en diffamation. Les chercheurs universitaires se tiennent à carreau. Plusieurs journalistes étrangers ont été expulsés pour avoir critiqué des mesures gouvernementales, comme les lois anticonversion — lire antimusulmanes, mais aussi antichrétiennes — promues par le BJP au nom de la peur fabriquée du « grand remplacement ». Une peur que Modi ne se prive pas d’instrumentaliser en ce début de campagne : les musulmans (14 % de la population) sont des « intrus » menaçant démographiquement les hindous.
À l’endroit des partis d’opposition, les attaques sont devenues plus frontales : tentative de création d’un stratagème de financement électoral qui avantageait nettement le BJP, atteinte à l’indépendance de la Commission électorale, accusations judiciaires contre deux opposants de premier plan — Rahul Gandhi, chef du Congrès, et Arvind Kejriwal, chef du gouvernement de Delhi — pour les empêcher de se présenter aux élections. Avec le résultat que l’intégrité même de la machine et du processus électoral est remise en cause.
Rien de tout cela ne trouble outre mesure l’opinion publique, s’il faut en croire un récent sondage du Pew Research Center selon lequel les Indiens, dans une proportion inouïe de 85 %, approuvent l’idée de gouvernement à poigne, qu’il soit civil ou même militaire.
Modi rallie l’électorat, toutes castes confondues, en projetant avec une sidérante efficacité l’image orgueilleuse d’une « renaissance hindoue » et du rayonnement de l’Inde sur la scène internationale. Au-delà, l’homme est en rupture radicale avec le projet de société laïque et pluraliste sur lequel le pays a fondé sa culture politique. En inaugurant en janvier un temple somptueux, érigé sur le site d’une ancienne mosquée moghole détruite par des fanatiques hindous en 1992, il s’est donc affiché en prêtre en même temps qu’en premier ministre. L’Inde entre dans « une nouvelle ère », a-t-il prophétisé. Hors de Modi, point de salut !
Reste que l’Inde a beau être devenue la cinquième économie mondiale, gonflée aux stéroïdes capitalistes, la majorité des Indiens vivent toujours dans la pauvreté. Que serait en fait la popularité de M. Modi s’il n’avait pas élargi les programmes d’aide sociale — non sans prendre soin d’en faire des outils de marketing politique au service de son aura ? L’Inde de M. Modi, dit l’éminent historien Ramachandra Guha, est un colosse aux pieds d’argile. Derrière la façade triomphaliste, le pays s’enfonce dans une catastrophe environnementale, préfigurant des défis majeurs de développement et de santé publique. Autant de défis sur lesquels les puissances occidentales ferment les yeux avec complaisance, puisqu’il s’agit avant tout de faire de l’Inde, par géostratégie, un rempart dans leur rivalité avec la Chine.