Le Devoir

Le gros bon sens de Pierre Poilievre

Posséder la faculté de raisonner ne suffit pas, ce qu’il faut aussi, c’est savoir bien s’en servir

- Réjean Bergeron Philosophe, l’auteur a publié Je veux être un esclave (2016), L’école amnésique ou Les enfants de Rousseau (2018) et Homère, la vie et rien d’autre ! (2022).

Cela fait déjà plusieurs semaines que j’entends Pierre Poilievre, le chef du Parti conservate­ur du Canada, parler du « gros bon sens ». Dès qu’il évoque une décision qu’il prendrait, si un jour il devenait premier ministre de notre beau pays, il ne tarde pas à conclure son discours par un « c’est ça, le gros bon sens ! » bien frappé. Ce slogan, on le retrouve partout, même sur des tee-shirts que lui et ses partisans arborent fièrement !

Moi qui ai enseigné la philosophi­e pendant des années au collège, je me suis dit que Pierre Poilievre devait peut-être s’inspirer du Discours de la méthode de René Descartes, dans lequel il est question non pas du « gros », mais du « bon sens » tout court. Avouez que ce serait quand même inusité d’avoir à la tête de l’État canadien un politicien éclairé, méthodique, qui s’inspire d’un grand philosophe pour gouverner le pays ! Afin d’en avoir le coeur net, je me suis donc replongé dans l’oeuvre du célèbre philosophe français. Voyez ce qu’il nous dit en ouverture de son célèbre discours : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisembla­ble que tous se trompent ; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellem­ent égale en tous les hommes. »

On comprend très bien par cette citation que, pour Descartes, le bon sens, qui est synonyme ici de la raison, représente cette puissance ou cette faculté qui permet à l’être humain de porter un jugement. À quelques accidents ou différence­s près, tous les hommes possèdent donc la raison pour le philosophe. Pour lui, c’est d’ailleurs elle qui nous rend hommes et nous distingue des animaux.

Mais alors, si tous les êtres humains possèdent la raison ou le bon sens, comment se fait-il qu’autant de gens sur la planète disent des bêtises ou affirment des faussetés ? C’est que, comme le dit si bien Descartes, « ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien ». En somme, posséder la faculté de raisonner ne suffit pas. Ce qu’il faut aussi, c’est savoir bien s’en servir. D’ailleurs, le but que poursuit Descartes dans son Discours de la méthode est de nous présenter la methodos — du grec meta et hodos qui veut dire route ou chemin à prendre — qui lui a permis de bien « conduire » sa raison pour chercher et trouver un certain nombre de vérités scientifiq­ues.

Grand sage ou sophiste ?

Cela dit, revenons à Pierre Poilievre. Lorsque ce dernier fait appel non pas au bon sens, mais plutôt au gros bon sens, est-ce à dire qu’il veut aller encore plus loin que Descartes en utilisant dorénavant une sorte de raison augmentée qui lui permettrai­t d’avoir une meilleure compréhens­ion de la réalité afin de pouvoir faire des gestes plus éclairés ?

Hélas, et vous l’avez sans doute deviné, le gros bon sens auquel fait référence Pierre Poilievre n’a rien à voir avec l’approche philosophi­que qui carbure à l’étonnement, pratique le doute, la réflexion et le questionne­ment face à ce qui se présente comme trop évident pour le commun des mortels. Son approche, loin d’être méthodique et hautement rationnell­e, tente plutôt de s’imprégner de l’air du temps, de cerner, à des fins électorali­stes, ce qui semble aller de soi pour une partie de la population afin d’en faire autant de causes à défendre.

Son but n’est donc pas d’éclairer le peuple en lui proposant des idées avant-gardistes, mais plutôt de marquer des points en tenant un discours franchemen­t populiste. Son soutien au convoi des camionneur­s en 2022, les arguments qu’il avance contre la taxe carbone et la pétition pour le retour des pailles en plastique représente­nt

Son but n’est donc pas d’éclairer le peuple en lui proposant des idées avantgardi­stes, mais plutôt de marquer des points en tenant un discours franchemen­t populiste

autant d’exemples éclairants de cette approche.

Cette façon de penser nous a toutefois joué de drôles de tours dans le passé. Si, pendant des siècles, les êtres humains ont cru que la Terre était immobile, au centre du monde et que le Soleil tournait autour d’elle, c’est bien parce qu’ils se sont fiés à leur gros bon sens : leurs yeux leur montraient que le Soleil se « levait » à l’est et se couchait à l’ouest, sous leurs pieds rien ne semblait bouger et, lorsqu’ils lançaient une pierre vers le ciel, rapidement elle venait rejoindre ce que l’on disait être son « lieu naturel », cette « Terre fixe aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants », comme le raconte Hésiode dans sa Théogonie.

Pour passer de cette conception géocentriq­ue à une vision héliocentr­ique du monde, l’humanité a dû compter sur des chercheurs courageux, qui, à l’aide de leur raison et d’une méthode scientifiq­ue, ont entrepris, parfois au péril de leur vie, de contester et de dépasser cette vision naïve du monde que leur proposait ce satané gros bon sens, celui-là même que Pierre Poilievre agite comme un hochet pour attirer l’attention et l’adhésion des citoyens.

Ainsi, loin d’être un disciple du bon sens cartésien, Pierre Poilievre se présente plutôt à nous comme un de ces sophistes qui tentent de convaincre le peuple à l’aide d’un discours démagogiqu­e.

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