Voyage à pied dans le Japon d’autrefois
Le Musée des beaux-arts de Montréal présente une série d’estampes d’Hiroshige, maître de l’ukiyo-e
Bien qu’il ait enchanté les japonistes occidentaux, surtout en France, à la fin du XIXe siècle, l’ukiyo-e n’était pas considéré au Japon comme un art.
En fait, les Occidentaux ont découvert ces estampes, qui étaient considérées au Japon comme des affiches, parce qu’on s’en servait comme papier d’emballage pour les céramiques importées.
Pour visiter Paysages rêvés, la nouvelle exposition du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM), qui présente des estampes d’Andō Hiroshige, il faut se projeter dans un Japon ancien. Un Japon où l’on voyageait principalement à pied, et où le shogun vivait à Edo, qu’on appelle aujourd’hui Tokyo, même si Kyoto était la capitale du pays. Le shogun exigeait donc de ses seigneurs locaux, les daimyos, qu’ils passent une année sur deux, entourés de leurs samouraïs, à Edo, en une forme de pèlerinage.
Ces épopées bisannuelles de 500 kilomètres ont inspiré à l’artiste Hiroshige la série d’estampes du Tōkaidō, la route de la mer de l’Est, que présente le MBAM.
La route de la mer de l’Est, c’est 53 stations, donc 53 estampes. Cinquantetrois haltes dans les villages aux paysages variés du Japon, pour manger des palourdes hamaguri à Kuwana, une soupe aux lamelles de calebasse à Minakuchi, goûter un kashiwa moshi, petit gâteau sucré enveloppé d’une feuille de chêne dans une maison de thé de Futakawa, ou visiter une auberge réputée à Ishibe.
Ces estampes sont aujourd’hui encadrées et présentées sur les murs du Musée. Autrefois, elles étaient achetées pour quelques yens, comme on le fait pour une affiche, raconte Laura Vigo, conservatrice de l’art asiatique au MBAM. Et elles ont été immensément populaires. La série présentée au MBAM provient de la collection du Musée. Jadis, cette série a été tirée à 15 000 exemplaires. Une autre série d’Hiroshige, portant uniquement sur Edo (Tokyo), est présentement à l’affiche au Musée de Brooklyn.
Bien qu’il ait enchanté les japonistes occidentaux, surtout en France, à la fin du XIXe siècle, l’ukiyo-e n’était pas considéré au Japon comme un art. En fait, les Occidentaux ont découvert ces estampes, qui étaient considérées au Japon comme des affiches, parce qu’on s’en servait comme papier d’emballage pour les céramiques importées.
Le prix d’un bol de ramen
« Pour moi, ce sont des objets, ce ne sont pas des oeuvres d’art parce qu’ils n’étaient pas considérés comme des oeuvres d’art au Japon, poursuit Laura Vigo. L’idée, c’est de les désacraliser un peu. En fait, l’idée de l’estampe comme oeuvre d’art a commencé avec le japonisme en France. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, les Français et les Européens en général étaient vraiment très intéressés par ce qui se passait au Japon. Et la majorité des objets qui circulaient vers l’Occident à l’époque étaient des céramiques. Les céramiques arrivaient emballées avec du papier et, ces papiers, c’étaient des estampes. » Au Japon, les estampes d’Hiroshige, qui ont été reproduites à 15 000 exemplaires, étaient vendues pour la valeur de 3 $ aujourd’hui, « le prix d’un bol de ramen », dit Mme Vigo.
Au-delà de l’apparence formelle de ces estampes, l’exposition s’intéresse donc à leur fonction sociale. Laura Vigo y distingue les premières formes de publicité. Par exemple, sur une image représentant la localité de Seki, on voit un étal de la compagnie Senjoko, qui est un fournisseur de la poudre blanche pour le visage, dont s’enduisaient notamment les geishas de l’époque. Ce fournisseur était également responsable de la censure au gouvernement, ajoute-t-elle, d’où l’intérêt, pour l’éditeur d’Hiroshige, de flatter ses intérêts.
La société japonaise du XIXe siècle est la première société vraiment consumériste au monde, explique Mme Vigo. Et la production de ces estampes était étroitement liée aux phénomènes de mode. « La quête d’élégance de la classe marchande, conjuguée à une instruction plus généralisée, encourage la consommation massive d’estampes bon marché qui, à leur tour, donnent naissance à un moyen d’expression idéal pour faire la promotion de produits en vogue », lit-on sous l’estampe consacrée à Seki.
Sous-textes intégrés
Les estampes abondent aussi en soustextes, en références implicites, difficiles à percevoir pour les Occidentaux. Hiroshige fait régulièrement référence à des romans comiques populaires de l’époque, comme ceux de Jippensha Ikku. Il puise aussi son inspiration dans les guides de voyage, puisqu’il n’aurait pas lui-même visité les 53 stations au moment de la production des estampes.
Le trajet de la route de la mer de l’Est, qui demandait à l’époque deux ou trois semaines de marche, peut, dans le Japon moderne, s’effectuer en quelques heures en TGV. Les banlieues de Tokyo, autrefois rurales, sont aujourd’hui hérissées de gratte-ciel, précise Laura Vigo. C’est entre autres ce qui donne son titre à l’exposition Paysages rêvés. C’est un voyage dans le Japon d’autrefois. « Ces paysages, eux, résistent à l’épreuve du temps, dit Laura Vigo. Donc il s’agit aussi de regarder des phénomènes de l’imagination, ce qui veut dire le rêve. »
Tōkaidō. Paysages rêvés
Andō Hiroshige. Commissaire : Laura Vigo. Au Musée des beaux-arts de Montréal, jusqu’au 8 septembre.