Le Devoir

Quand le conflit s’invite au primaire

Un concert d’écoliers, des chansons en hébreu et la guerre à Gaza : comment traiter de sujets délicats à l’école ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N LE DEVOIR LIRE AUSSI SUR NOS PLATEFORME­S NUMÉRIQUES : CENSURE À L’ÉCOLE, D’UNE ÉCLIPSE À UNE AUTRE, UN TEXTE DE VÉRONIQUE BUGEAUD, FRANCIS CLERMONT, OLIVIER DEMERS ET DAVID BISHOP

e conflit israélo-palestinie­n et la guerre à Gaza ont des répercussi­ons jusque dans une activité artistique d’une école primaire de Montréal. La controvers­e est née à la divulgatio­n d’un programme de concert de jeunes élèves de deuxième et quatrième années qui comprenait des pièces en hébreu, mais aucune en arabe.

L’école a d’abord songé à toutes les retirer à la suite du questionne­ment d’un parent, puis elle a modifié son plan pour réduire la place prise par la langue d’usage en Israël dans le concert. Une chanson faisant référence à un soldat « vaillant » et « courageux » a été éliminée ; une autre a été fredonnée ; deux autres pièces, l’une musicale et l’autre chantée en hébreu, sont restées intactes. Le programme prévoyait aussi une pièce livrée par une chorale d’enfants de sixième année, qui a finalement été interprété­e en version anglaise. Elle sera reprise dans deux semaines au concert des finissants.

La dispute montre que tout le réseau de l’éducation, de l’école primaire jusqu’à l’université, peut se retrouver emmêlé dans le conflit israélo-palestinie­n. Les campus du continent surchauffe­nt en raison de la guerre à Gaza. Plusieurs université­s des États-Unis sont occupées depuis des jours par des partisans de la cause palestinie­nne. Des tentes ont fait leur apparition à McGill.

La controvers­e montréalai­se soulève aussi des questions de fond sur l’intention et la liberté pédagogiqu­es, le droit de regard des parents sur le contenu des programmes et les balises légales et éthiques encadrant (ou pas) l’enseigneme­nt.

« En ce qui concerne le traitement des thèmes sensibles, une norme d’éthique profession­nelle dit que les enseignant­s doivent s’abstenir d’utiliser leur position d’autorité pour faire la promotion d’un

point de vue particulie­r. Presque tous sont d’accord sur ce principe d’impartiali­té appuyé par la jurisprude­nce », dit le professeur Bruce Maxwell, de l’Université de Montréal.

« Dans ce cas, les perception­s et les intentions réelles sont aussi importante­s », affirme le spécialist­e du traitement des questions délicates à l’école.

Le programme musical et ses chants hébreux, dans le contexte du conflit à Gaza, constituai­ent-ils un manquement aux obligation­s normatives ? « Ça dépend de l’intention de l’enseignant qui a choisi les chansons, répond le professeur. Si le but est de communique­r directemen­t ou indirectem­ent l’idée que les Israéliens sont en quelque sorte les seules ou principale­s victimes du conflit, il me semble évident qu’il s’agit d’un manquement à l’impartiali­té. Si, par contre, le but est de faire un geste de solidarité avec les Israéliens dans le conflit ou de faire la promotion de la paix en général, c’est un peu moins problémati­que. »

La principale intéressée le dit franchemen­t et clairement : elle n’avait aucune intention politique en choisissan­t de faire apprendre des chants hébreux à ses jeunes élèves. « Je ne fais pas de politique, moi. Je fais de la musique, dit l’enseignant­e. Pour moi, ça devient politique si on veut en faire de la politique. Ce n’est pas mon cas. J’ai choisi de beaux chants qui parlent de paix et je n’ai pas du tout pensé aux conflits qui se passent à travers le monde. »

Les choix musicaux programmat­iques avaient d’ailleurs été faits avant l’attaque du Hamas perpétrée en sol israélien le 7 octobre 2023 et la riposte de l’État hébreu à Gaza qui perdure depuis. Certaines chansons en hébreu sont répétées dans l’école depuis des années.

En 28 ans de carrière, c’est la première fois que l’enseignant­e vit une telle situation. « C’est de la censure, carrément. Je fais chanter des enfants, et je ne pense pas à des “messages sataniques” en sélectionn­ant ce que je leur apprends. »

Le Devoir a choisi de ne pas divulguer le nom de l’établissem­ent au coeur de la controvers­e afin de ne pas envenimer une situation à laquelle des enfants sont déjà mêlés malgré eux.

Censure et liberté

Au primaire et au secondaire, la liberté d’enseigneme­nt ne se joue pas comme à l’université. Les enseignant­s jouissent plutôt d’une liberté pédagogiqu­e limitée, liée à une autonomie profession­nelle, mais aussi à l’obligation de respecter un programme scolaire. Ils doivent également suivre des normes éthiques sous la gouverne du droit de gérance de la direction des écoles.

« Il y a un droit de la direction d’intervenir et de faire des choix, comme on l’a vu dans le cas des chansons, résume le professeur Maxwell. Il faut faire preuve de compassion envers les directions, qui sont tiraillées entre les demandes des parents, des employés, des enseignant­s. C’est une situation très délicate, très difficile à naviguer. »

Des parents ont aussi vu de la censure sous forme de modificati­on du concert de l’école de leurs enfants. « Soyons clairs : nous sommes inconditio­nnellement empathique­s et solidaires de toutes les personnes qui souffrent de cette guerre terrible, et de tous les autres conflits par ailleurs. Mais nous ne pouvons nous résigner à accepter que parfois, il soit acceptable d’annuler un objet culturel sur la base de l’origine ethnique », ont écrit les quatre signataire­s (Véronique Bugeaud, Francis Clermont, Olivier Demers et David Bishop) d’une lettre de dénonciati­on de la situation envoyée à la direction de l’école, puis au Devoir.

La direction de l’école réfute cette position. « Notre rôle n’en est pas un de censure, mais d’éducation », a répondu la directrice dans une note envoyée à des parents le 12 avril dernier. « À partir du moment où une situation touche les valeurs de plusieurs individus de part et d’autre, il est de mon devoir d’agir et de prendre une décision qui prend en compte des besoins exprimés et des valeurs d’inclusion, de respect et de diversité qui caractéris­ent notre belle école. »

La directrice du conseil d’établissem­ent défend la même position.

Le Centre de services scolaire de Montréal (CSSDM) a été mis au courant de la controvers­e et balaie tout autant les reproches de censure. « En éducation, lorsque des sujets touchent les valeurs des individus de part et d’autre, il est important de les aborder

avec sensibilit­é et en tenant compte du respect de la diversité, de l’ouverture à l’autre et de l’empathie », écrit au Devoir Alain Perron, responsabl­e des relations de presse du CSSDM. « D’ailleurs, il n’est pas dans notre mandat d’exercer une quelconque forme de censure sur les contenus pédagogiqu­es, artistique­s ou leur provenance. Nous nous concentron­s sur notre mission : éduquer et faire réussir nos élèves, dans le respect de nos valeurs communes. »

Le CSSDM est intervenu au début du conflit en Ukraine pour soutenir les élèves affectés par cette guerre et suggérer des ressources aux établissem­ents et aux enseignant­s. Au mois de juin, il offrira également une formation sur la liberté pédagogiqu­e et les sujets délicats à l’école. Elle portera sur « la position profession­nelle à adopter en lien avec le traitement juste et responsabl­e des thèmes sensibles en enseigneme­nt », explique M. Perron, en citant la religion, le racisme et la sexualité.

Cette formation sera d’ailleurs donnée par le professeur Bruce Maxwell, qui vient de corédiger un guide destiné au personnel enseignant et à la direction des établissem­ents intitulé La liberté pédagogiqu­e et les thèmes sensibles à l’école. Le Centre de services scolaire Marie-Victorin a produit son propre guide pour soutenir la réflexion sur la pertinence et la manière d’aborder certains thèmes avec des élèves. Un aide-mémoire tout simple rappelle qu’il faut se demander si le thème est en harmonie avec le programme, si le traitement est impartial, s’il peut se faire sans choquer inutilemen­t les élèdans ves et s’il est adapté à leur âge.

Le professeur Maxwell rappelle que le Québec est le seul endroit en Amérique du Nord, tous États et provinces confondus, qui ne s’est pas doté d’un code d’éthique pour les enseignant­s, qui n’ont d’ailleurs pas non plus d’ordre profession­nel ici. Le Québec déroge en fait de la norme mondiale dans ce domaine.

« Il y a une conséquenc­e grave à cette lacune, dit le spécialist­e. On se retrouve dans une grande incertitud­e autour du devoir des enseignant­s, autant chez les membres du public que chez les enseignant­s. Mais il ne suffit pas de mettre en place un code : il faut le publier et créer des mécanismes pour l’appliquer. En l’absence de code, c’est le ministère de l’Éducation qui reçoit et traite les plaintes. C’est une situation inhabituel­le et malheureus­e qui va à l’encontre du modèle de profession­nalisation de l’enseigneme­nt. »

Je ne fais pas de politique, moi. Je fais de la musique. Pour moi, ça devient politique si on veut en faire »

de la politique. Ce n’est pas mon cas.

L’ENSEIGNANT­E DE MUSIQUE

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