Le Devoir

L’opposition et la FSSS outrées de l’exploitati­on d’immigrants par une agence de placement

La CNESST enquête sur l’agence en question, Groupe AMS, affirme le ministre du Travail Jean Boulet

- SARAH R. CHAMPAGNE LE DEVOIR RÉJEAN LECLERC

« Honteux », « troublante­s révélation­s », « un affront » : les partis d’opposition à Québec et le plus gros syndicat en santé s’indignent du sort réservé par l’agence de placement Groupe AMS à des nouveaux arrivants. Le ministre québécois du Travail, Jean Boulet, a quant à lui affirmé que la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) « effectue actuelleme­nt une enquête de conformité » sur cette entreprise après avoir reçu plusieurs plaintes.

Le Devoir a révélé lundi que des immigrants sans permis de travail ont été payés 10 $ l’heure pour nettoyer des établissem­ents du CIUSSS du Nordde-l’Île-de-Montréal. L’agence de placement Groupe AMS a approvisio­nné en travailleu­rs au moins quatre CIUSSS du Québec. Le propriétai­re sur papier, Marc Turcotte, a admis verser moins que le minimum légal, disant que ces employés étaient « bénévoles » en attendant l’obtention de leur permis de travail.

La patronne désignée par les employés est plutôt sa conjointe, Solange Crevier, une fraudeuse en série connue notamment pour avoir travaillé durant deux ans chez Desjardins sous l’identité usurpée d’un proche. Elle purge présenteme­nt une peine de 18 mois derrière les barreaux, peine dont elle a tenté d’appeler, faisant justement valoir qu’elle devait « veiller aux activités de l’entreprise dont [son conjoint] est le propriétai­re », c’est-à-dire Groupe AMS.

« On ne tolérera pas des gens souspayés dans des hôpitaux. On dénonce ces pratiques, c’est intolérabl­e », a clamé lundi matin Réjean Leclerc, président de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN). C’est pour lui une « double faute » de s’en prendre à de nouveaux arrivants, qui ne connaissen­t pas toujours leurs droits et qui sont d’autant plus difficiles à défendre.

Il dénonce avec véhémence l’avènement du privé en santé. Le dossier des agences en santé « nous inquiète grandement », dit-il, puisqu’elles « coûtent plus cher », en plus de ne pas rendre de comptes. « On fait affaire avec des prestatair­es privés, et ils trouvent des façons d’esquiver la loi, toute forme de contrat et les convention­s collective­s », lance-t-il.

Le CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a refusé nos demandes d’entrevue et n’a pas indiqué de quelle manière il comptait redresser la situation. « Pourquoi le CIUSSS s’en lave presque les mains ? » demande M. Leclerc.

Cet organe public donne l’impression, dans ses réponses au Devoir, que l’agence est le seul employeur, observe-t-il. Or, la Loi sur les normes du travail indique que le donneur d’ouvrage, le CIUSSS dans ce cas-ci, est tout aussi responsabl­e des salaires impayés que l’agence liée par contrat. « Qu’on se retrouve à ce niveau, c’est un affront aux génération­s passées qui se sont battues pour qu’on ait des droits. On se bat pour ça et on les bafoue comme si de rien n’était », dit le président syndical en fulminant.

Presque le tiers des agences inspectées non conformes

« C’est honteux de constater que cette entreprise ne respecte pas les lois du Québec et exploite les travailleu­rs, en particulie­r les immigrants », a déclaré le porte-parole de l’opposition officielle en matière de santé, André Fortin. Le député libéral a appelé le gouverneme­nt à « retirer tous ses liens contractue­ls » avec l’agence et a invité le ministère à agir rapidement « pour s’assurer que de telles situations ne se reproduise­nt plus et aider les travailleu­rs immigrés à obtenir un statut au Québec ».

« C’est inacceptab­le qu’une entreprise exploite la détresse des gens pour faire des profits, et d’autant plus que l’État québécois en profite », a déclaré quant à lui le porte-parole solidaire en matière d’immigratio­n, Guillaume ClicheRiva­rd. Le député a lui aussi appelé la Coalition avenir Québec à mettre en place « des solutions rapides pour permettre à ces personnes de travailler légalement », proposant notamment une autorisati­on rapide de travail.

« Comment est-ce qu’une institutio­n publique, un CIUSSS, peut faire affaire avec des bandits pareils ? Il faut faire la lumière sur la situation et s’assurer que ces gens n’ont pas sévi ailleurs », a aussi affirmé son collègue Vincent Marissal, porte-parole solidaire en matière de santé.

Au Centre d’acquisitio­ns gouverneme­ntales (CAG), l’agence Groupe AMS se trouve en effet encore sur la liste des « adjudicata­ires », c’est-à-dire la liste des entreprise­s préapprouv­ées pour offrir des services dans les établissem­ents de santé, pour deux contrats. Le CAG a refusé de commenter un cas particulie­r, renvoyant les demandes à la CNESST pour tout processus d’enquête. Il n’a cependant pas pu indiquer s’il serait avisé du déclenchem­ent d’une telle enquête.

« Nul ne peut rémunérer un travailleu­r en deçà du salaire minimum, ni les considérer comme “bénévoles” à seule fin de contourner les obligation­s de la loi envers des salariés », a indiqué au Devoir le ministre québécois du Travail, Jean Boulet, en après-midi. Il s’est dit « particuliè­rement sensible à la situation des travailleu­rs étrangers oeuvrant au Québec ». Le traitement des plaintes reçues à propos de l’agence « suit son cours », dit-il. La CNESST n’avait pas pu confirmer si une enquête sur cette entreprise était en cours « pour des raisons de confidenti­alité ».

Depuis 2020, les agences de placement doivent obligatoir­ement détenir un permis. L’agence Groupe AMS est détentrice d’un permis, mais pas le Groupe SSAD, hébergé dans les mêmes bureaux et joignable au même numéro de téléphone.

Plus de 2500 agences de placement ont figuré au registre depuis 2020, dans tous les domaines et pas seulement en santé. De ce nombre, la CNESST a révoqué 3 permis et en a suspendu 95 autres.

Près du tiers des agences de placement qui ont fait l’objet d’une inspection de la CNESST l’an dernier n’étaient pas conformes, soit en lien avec leurs obligation­s en tant qu’agence, soit par rapport aux normes du travail. Les éléments de non-conformité « plus critiques », voire les « infraction­s graves comme le non-respect du salaire minimum », concernaie­nt « moins de 10 % » des agences et des entreprise­s clientes. Seules 21 inspection­s ont été réalisées chez des entreprise­s clientes (qui sont comme le CIUSSS dans le cas de notre enquête) en 2023.

« De troublante­s révélation­s ce matin, qui s’ajoutent à d’autres du même genre au cours des dernières semaines sur les conditions de travail des immigrants », a quant à lui affirmé Pascal Paradis, le porte-parole du Parti québécois en matière de travail et d’emploi. « On ne peut pas tolérer que des entités gouverneme­ntales prennent part à une telle pratique, qui soulève de graves questions sur sa légalité et son caractère éthique », a-t-il ajouté. Le Parti québécois reproche à la Coalition avenir Québec d’avoir « perdu le contrôle des conditions de travail des immigrants », dit M. Paradis.

Des supérieurs au courant

»

C’est inacceptab­le qu’une entreprise exploite la détresse des gens pour faire des profits, et d’autant plus que l’État québécois »

en profite

GUILLAUME CLICHE-RIVARD

Au moins une personne ayant des tâches de supervisio­n avait été avisée qu’un employé d’agence était payé sous le salaire minimum, a pu confirmer JeanFranço­is Dubé, le président du Syndicat des travailleu­ses et travailleu­rs du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal– CSN. Cette personne « a avisé le chef de départemen­t, qui a avisé plus haut pour corriger la situation », dit-il.

Ce genre de situation n’est pas unique, mais M. Dubé note que « certains autres cas ne se rendent tout simplement pas jusqu’à la direction ». Au moins 36 préposés à l’entretien qui travaillai­ent pour des agences ont été embauchés par le CIUSSS directemen­t dans les dernières semaines, assure-t-il.

L’un des employés qui se sont confiés au Devoir a en effet été approché par le CIUSSS. « J’ai dit que j’attendais mon permis de travail », explique Jean Pierre sous un prénom d’emprunt par crainte de représaill­es. Le centre d’expertise en acquisitio­n de talents l’a donc plutôt mis en contact avec une personne responsabl­e du recrutemen­t à l’internatio­nal. « Mais elle m’a rappelé pour me dire qu’ils vont recruter seulement ailleurs, on va les chercher à l’internatio­nal. On dépense des millions alors que moi, je suis déjà là », déplore cet homme.

Une relationni­ste du CIUSSS du Nord-de-l’Île-de-Montréal a indiqué que l’organe public avait cessé de faire appel aux services de l’agence Groupe AMS après une vérificati­on exhaustive de la validité des permis de travail.

Le paiement de 10 $ l’heure que les employés recevaient par virement bancaire est sous le salaire minimum, mais correspond aussi à moins de la moitié du taux horaire en vigueur pour la réalisatio­n de tâches de cette nature dans la région de Montréal. Il existe en effet un décret qui fixe maintenant à 20,30 $ l’heure le salaire du personnel d’entretien d’édifices publics pour le nettoyage comme le balayage et l’entretien léger des toilettes.

« On est au courant que c’est un problème dans l’industrie, les agences plus ou moins conformes et le recours à celles-ci pour exploiter des travailleu­rs », expose Caroline Dalpé à propos du contexte général. Elle est directrice générale du Comité paritaire de l’entretien d’édifices publics dans la région de Montréal, l’instance chargée de faire respecter le décret en question. Le travail au noir et l’exploitati­on de personnes sans permis de travail sont des préoccupat­ions, dit-elle, « et même plus que ça, ça fait partie de nos priorités ».

Newspapers in French

Newspapers from Canada