Le Devoir

Des déserts de soins et d’expertises

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

L’escalade qui a coûté les vies d’une Maureen Breau en service et d’un Isaac Brouillard Lessard en crise est le résultat d’une série de défaillanc­es qui ont été documentée­s en détail devant la coroner Géhane Kamel. On aurait préféré que leur alignement soit l’exception funeste qui confirme la règle en matière de non-responsabi­lité criminelle. Voilà qu’une enquête minutieuse des reporters Améli Pineda et Stéphanie Vallet vient fracasser nos illusions : le problème est systémique.

À la lumière de ce percutant dossier du Devoir, c’est littéralem­ent le système québécois de psychiatri­e légale qu’on voit vaciller. Certaines des failles qui ont permis au pire de survenir dans le petit appartemen­t d’Isaac Brouillard Lessard, à Louisevill­e, sont en effet apparues si communes sur le terrain qu’elles font aujourd’hui partie intégrante de notre filet de sécurité écréanché. C’est vrai pour notre système de santé. C’est vrai aussi pour notre appareil judiciaire et pour nos corps policiers.

Quelque chose s’est visiblemen­t brisé ces dernières années. En 2023, Le Devoir a calculé que près du quart (24 %) des audiences tenues par la Commission d’examen des troubles mentaux (CETM) concernaie­nt des individus ayant déjà reçu un verdict de non-responsabi­lité criminelle. En 2015, c’était moins d’un patient sur douze (8 %). Cette progressio­n spectacula­ire sonne comme un rappel à l’ordre tonitruant. La facilité avec laquelle on se tourne vers un tel verdict pour contourner nos failles en santé mentale peut être mortifère.

À plus forte raison quand l’expertise pointue est aussi mal répartie qu’elle l’est au Québec. À l’heure actuelle, plus de la moitié des psychiatre­s légistes travaillen­t à l’Institut Philippe-Pinel de Montréal. Or, notre enquête révèle que plus de 70 % des verdicts de non-responsabi­lité criminelle prononcés en 2023 l’ont été en dehors de la métropole, où onze régions fonctionne­nt sans aucun psychiatre légiste. Dans ces déserts, on fait au mieux, mais ce mieux est loin d’être parfait.

La jurisprude­nce canadienne juge qu’une personne déclarée non criminelle­ment responsabl­e (NCR) est présumée d’office non dangereuse. C’est à son psychiatre traitant de faire la preuve qu’elle représente un risque pour elle-même ou pour autrui. Advenant que la Commission choisisse de lui prescrire un suivi, ce sera alors à son équipe de soins de la « surveiller », ce qui force celle-ci à coiffer un chapeau supplément­aire qui ne lui va pas du tout : celui de l’agent de probation.

Ce poids est immense pour qui est outillé en ces matières loin d’être exactes. Pour qui ne l’est pas, cela devient un fardeau déraisonna­ble. À plus forte raison quand l’appareil judiciaire joue d’indolence en acceptant de trancher sur la base d’analyses aussi disparates. Il n’existe actuelleme­nt aucun outil d’évaluation standardis­é pour juger du risque et de la dangerosit­é que posent ces patients. Il faut impérative­ment faire le tri pour ne garder que les meilleurs et les systématis­er.

Il est bon de savoir que le gouverneme­nt Legault planche déjà sur un projet de hiérarchis­ation de la psychiatri­e légale à venir en 2027. Selon le Code criminel, 45 hôpitaux sont responsabl­es d’effectuer la garde, le traitement ou l’évaluation d’un accusé reconnu NCR. C’est trop : l’expertise s’en trouve diluée, les standards amoindris. Le ministre Lionel Carmant a eu raison de s’engager formelleme­nt la semaine dernière à réduire leur nombre. Mais on attend plus de lui, et plus vite.

Le milieu policier devra aussi faire son examen. Ses approches ont beau prendre une couleur de plus en plus sociale, on est sidéré de constater à quel point la mécanique entourant la non-responsabi­lité criminelle lui reste étrangère. Intervenir à hauteur d’humains commande la plus fine connaissan­ce des outils et des approches. Il faut du rattrapage pour les policiers, et ce, partout au Québec.

Qu’on n’enseigne encore rien de tel à Nicolet dépasse par ailleurs l’entendemen­t. L’École nationale de police du Québec a un corpus à adapter, et vite ! Le nombre de drames impliquant des personnes qui étaient déjà passées par la CETM a en effet augmenté de façon anormale ces dernières années, de l’aveu même du Dr Mathieu Dufour, chef du service de psychiatri­e à Philippe-Pinel.

Dans notre quête d’un meilleur système encadrant la non-responsabi­lité criminelle, il faudra oser aller jusqu’aux questions qui fâchent. Quid de la médication obligatoir­e ? Quid de la place à donner à la drogue ou à l’alcool dans nos analyses de risque ? Veut-on une « loi de Maureen » inspirée de la loi de Brian, qui a ouvert la porte à l’imposition d’un traitement communauta­ire obligatoir­e à certaines personnes atteintes de problèmes de santé mentale sévères et persistant­s en Ontario ?

Le statu quo est impossible. Selon la compilatio­n du Devoir, 73 % des récidivist­es ont pu reprendre leur vie sans obligation de suivi en 2023. Or, on l’a vu, les dangers fleurissen­t dans les déserts de soins et d’expertises. Au nom de la sécurité de tous, il faut hâter la hiérarchis­ation de la psychiatri­e légale au Québec.

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