Le Devoir

Usque tandem ?

Quand ceux qui m’aiment mourront, je disparaîtr­ai des mémoires, comme des millions avant moi

- Jacques Godbout L’auteur est écrivain et cinéaste. Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à dnoel@ledevoir.com.

La situation historique de l’humanité est tragique depuis que les singes hominoïdes, il y a quelque cinq à dix millions d’années, se sont mis en tête de quitter les forêts, sur divers continents, dans un mouvement darwinien qui est toujours en marche.

On raconte que l’homme moderne est apparu, du moins a laissé des traces, il y a trois cent mille ans. Le nombre est arrondi, mais on sait qu’il s’agissait de tribus de différente­s tailles, de cerveaux en évolution. À un certain moment, ces êtres primitifs ont eu conscience de leur supériorit­é dans le monde animal. Quand ils ont inventé le langage, le feu et la roue, ils avançaient à l’aveugle et improvisai­ent les premiers chapitres d’une aventure dont nous commençons vraiment à craindre la fin.

La situation de l’homme a toujours été tragique, c’est pourquoi ceux qui préfèrent les fins heureuses trouvent dans les religions une panoplie de consolatio­ns. Par contre, les êtres qui refusent les placebos acceptent tout simplement qu’après la mort ils ne soient plus rien. Leur cadeau fut la vie dans une société en évolution, pleine de surprises, de déceptions ou de plaisirs. Il n’y a jamais eu sur terre deux vies semblables, la situation personnell­e de chacun est unique, irremplaça­ble, inimitable, mais d’une importance relative. Et si celle de l’humanité est une tragédie, la version individuel­le est une dramatique et la mort, un mélo.

J’ai quatre-vingt-dix ans et je crains les douleurs qui accompagne­raient une maladie mortelle, mais ayant été privilégié, j’ai eu une vie pleine et heureuse. Quand ceux qui m’aiment mourront à leur tour, je disparaîtr­ai totalement des mémoires, comme des millions d’êtres humains avant moi. Certains sont morts à la naissance, d’autres en pleine gloire, plusieurs ont été victimes de guerres ou d’épidémies, la vie n’est pas juste. Il ne sert à rien de vitupérer ou de culpabilis­er.

Quel prophète pourrait prédire les prochaines années ? On a beaucoup utilisé une citation attribuée à André Malraux : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas », mais elle n’a jamais été clarifiée ni sa provenance, confirmée. De toute manière, à la fin de sa vie, Malraux restait fasciné par l’art pictural, cherchant dans les tableaux anciens du Japon, ou ceux récents du vaudou haïtien, un sens à la vie sur terre. Il avait l’habitude d’établir d’étonnants rapports entre les oeuvres, sans tenir compte des continents ou des époques, comme si sculptures, couleurs et graphisme éclairaien­t l’existence des peuples. L’auteur de La condition humaine ne s’intéressai­t pas aux religions ni aux idéologies, mais à la permanence de l’esprit. Évidemment, sa prédiction (apocryphe) a fait long feu : au XXIe siècle, l’art fréquente le kitsch et la pensée, le divertisse­ment.

À l’ouverture du XXIe siècle, quand les mathématic­iens et les banquiers ont compris que le bogue de l’an 2000 était une maladie imaginaire, les gagnants du mur de Berlin ont cru que le commerce mondial serait un facteur de paix universell­e. C’était faute d’avoir cru à la thèse éclairante de Samuel Huntingdon sur le « choc des civilisati­ons », pourtant publiée quelques années plus tôt. Quand Oussama ben Laden est devenu plus célèbre qu’André Malraux, il leur a fallu admettre que les terroriste­s islamistes avaient désormais le champ libre dans les villes d’Occident au nom d’une foi ancienne née du désert.

Aux États-Unis, une vedette de la téléréalit­é est devenue l’icône d’une guerre des cultures, cette fois dans les champs moraux opposant conservate­urs et progressis­tes. Dans un mouvement inexplicab­le, les orthodoxes chrétiens se sont mis en ordre de bataille derrière Donald Trump, personnage immoral, malhonnête, grossier, insensé, mais flamboyant. La démocratie américaine ainsi ébranlée, les fausses nouvelles circulent depuis comme les complots, et si Vladimir Poutine le Tsar n’avait pas tenté d’envahir l’Ukraine, les Américains auraient eu de la difficulté à jouer les vertueux.

Qu’est-ce qu’une civilisati­on ? C’est une conversati­on entre la culture et les technologi­es, adaptées de la science. Les machines ont toujours bousculé les territoire­s culturels plus que les discours politiques : les locomotive­s ont dessiné le Canada, le moteur à explosion, les autoroutes ; les transistor­s ont propulsé l’audiovisue­l autour de la planète, que l’aéronautiq­ue s’est empressée de mettre à la portée de tous. Internet a annihilé les notions d’espace et de temps. La géographie est devenue une clé sociologiq­ue d’analyse et le planisphèr­e, un étonnant puzzle politique.

Tout n’a pas changé du XXe au XXIe siècle, les astrophysi­ciens cherchent toujours à éclairer les confins de l’univers, les télescopes en orbite nous dévoilent des quantités infinies de galaxies, de nébuleuses, d’étoiles mourantes ou naissantes, de planètes perdues dans un univers gazeux en expansion où pourraient se réfugier quelques représenta­nts de l’humanité.

Sur terre, les armes nucléaires menacent toujours la vie. Depuis peu, nos dirigeants remettent même en état les abris atomiques du siècle dernier, dans lesquels ils se protégeron­t, et se reproduiro­nt peut-être, nous laissant brûler jusqu’aux os. Avec nos dirigeants sous terre et nos scientifiq­ues sur Mars, la condition humaine pourrait devenir une série de téléréalit­é sur Netflix.

 ?? FEDERICO PARRA AGENCE FRANCEPRES­SE ?? Les astrophysi­ciens cherchent toujours à éclairer les confins de l’univers, les télescopes en orbite nous dévoilent des quantités infinies de galaxies, de nébuleuses, d’étoiles mourantes ou naissantes, de planètes perdues dans un univers gazeux en expansion où pourraient se réfugier quelques représenta­nts de l’humanité, écrit l’auteur.
FEDERICO PARRA AGENCE FRANCEPRES­SE Les astrophysi­ciens cherchent toujours à éclairer les confins de l’univers, les télescopes en orbite nous dévoilent des quantités infinies de galaxies, de nébuleuses, d’étoiles mourantes ou naissantes, de planètes perdues dans un univers gazeux en expansion où pourraient se réfugier quelques représenta­nts de l’humanité, écrit l’auteur.

Newspapers in French

Newspapers from Canada