Usque tandem ?
Quand ceux qui m’aiment mourront, je disparaîtrai des mémoires, comme des millions avant moi
La situation historique de l’humanité est tragique depuis que les singes hominoïdes, il y a quelque cinq à dix millions d’années, se sont mis en tête de quitter les forêts, sur divers continents, dans un mouvement darwinien qui est toujours en marche.
On raconte que l’homme moderne est apparu, du moins a laissé des traces, il y a trois cent mille ans. Le nombre est arrondi, mais on sait qu’il s’agissait de tribus de différentes tailles, de cerveaux en évolution. À un certain moment, ces êtres primitifs ont eu conscience de leur supériorité dans le monde animal. Quand ils ont inventé le langage, le feu et la roue, ils avançaient à l’aveugle et improvisaient les premiers chapitres d’une aventure dont nous commençons vraiment à craindre la fin.
La situation de l’homme a toujours été tragique, c’est pourquoi ceux qui préfèrent les fins heureuses trouvent dans les religions une panoplie de consolations. Par contre, les êtres qui refusent les placebos acceptent tout simplement qu’après la mort ils ne soient plus rien. Leur cadeau fut la vie dans une société en évolution, pleine de surprises, de déceptions ou de plaisirs. Il n’y a jamais eu sur terre deux vies semblables, la situation personnelle de chacun est unique, irremplaçable, inimitable, mais d’une importance relative. Et si celle de l’humanité est une tragédie, la version individuelle est une dramatique et la mort, un mélo.
J’ai quatre-vingt-dix ans et je crains les douleurs qui accompagneraient une maladie mortelle, mais ayant été privilégié, j’ai eu une vie pleine et heureuse. Quand ceux qui m’aiment mourront à leur tour, je disparaîtrai totalement des mémoires, comme des millions d’êtres humains avant moi. Certains sont morts à la naissance, d’autres en pleine gloire, plusieurs ont été victimes de guerres ou d’épidémies, la vie n’est pas juste. Il ne sert à rien de vitupérer ou de culpabiliser.
Quel prophète pourrait prédire les prochaines années ? On a beaucoup utilisé une citation attribuée à André Malraux : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas », mais elle n’a jamais été clarifiée ni sa provenance, confirmée. De toute manière, à la fin de sa vie, Malraux restait fasciné par l’art pictural, cherchant dans les tableaux anciens du Japon, ou ceux récents du vaudou haïtien, un sens à la vie sur terre. Il avait l’habitude d’établir d’étonnants rapports entre les oeuvres, sans tenir compte des continents ou des époques, comme si sculptures, couleurs et graphisme éclairaient l’existence des peuples. L’auteur de La condition humaine ne s’intéressait pas aux religions ni aux idéologies, mais à la permanence de l’esprit. Évidemment, sa prédiction (apocryphe) a fait long feu : au XXIe siècle, l’art fréquente le kitsch et la pensée, le divertissement.
À l’ouverture du XXIe siècle, quand les mathématiciens et les banquiers ont compris que le bogue de l’an 2000 était une maladie imaginaire, les gagnants du mur de Berlin ont cru que le commerce mondial serait un facteur de paix universelle. C’était faute d’avoir cru à la thèse éclairante de Samuel Huntingdon sur le « choc des civilisations », pourtant publiée quelques années plus tôt. Quand Oussama ben Laden est devenu plus célèbre qu’André Malraux, il leur a fallu admettre que les terroristes islamistes avaient désormais le champ libre dans les villes d’Occident au nom d’une foi ancienne née du désert.
Aux États-Unis, une vedette de la téléréalité est devenue l’icône d’une guerre des cultures, cette fois dans les champs moraux opposant conservateurs et progressistes. Dans un mouvement inexplicable, les orthodoxes chrétiens se sont mis en ordre de bataille derrière Donald Trump, personnage immoral, malhonnête, grossier, insensé, mais flamboyant. La démocratie américaine ainsi ébranlée, les fausses nouvelles circulent depuis comme les complots, et si Vladimir Poutine le Tsar n’avait pas tenté d’envahir l’Ukraine, les Américains auraient eu de la difficulté à jouer les vertueux.
Qu’est-ce qu’une civilisation ? C’est une conversation entre la culture et les technologies, adaptées de la science. Les machines ont toujours bousculé les territoires culturels plus que les discours politiques : les locomotives ont dessiné le Canada, le moteur à explosion, les autoroutes ; les transistors ont propulsé l’audiovisuel autour de la planète, que l’aéronautique s’est empressée de mettre à la portée de tous. Internet a annihilé les notions d’espace et de temps. La géographie est devenue une clé sociologique d’analyse et le planisphère, un étonnant puzzle politique.
Tout n’a pas changé du XXe au XXIe siècle, les astrophysiciens cherchent toujours à éclairer les confins de l’univers, les télescopes en orbite nous dévoilent des quantités infinies de galaxies, de nébuleuses, d’étoiles mourantes ou naissantes, de planètes perdues dans un univers gazeux en expansion où pourraient se réfugier quelques représentants de l’humanité.
Sur terre, les armes nucléaires menacent toujours la vie. Depuis peu, nos dirigeants remettent même en état les abris atomiques du siècle dernier, dans lesquels ils se protégeront, et se reproduiront peut-être, nous laissant brûler jusqu’aux os. Avec nos dirigeants sous terre et nos scientifiques sur Mars, la condition humaine pourrait devenir une série de téléréalité sur Netflix.