La bibliothèque comme refuge au milieu du chaos
La ville de Philadelphie est aux prises depuis quelques années avec une nouvelle substance aux effets dévastateurs : la xylazine. Surnommée la « drogue zombie », elle plonge les personnes qui en consomment dans un état d’inconscience prolongé, en plus de créer chez elles une forte dépendance et des dommages physiques irréversibles. Le Devoir s’est rendu sur place pour documenter l’impact social de cette drogue, qui commence à faire son chemin au pays. Troisième de cinq textes.
Au milieu du parc McPherson, surnommé le « parc des aiguilles » en raison des usagers qui s’y injectent de la « tranq » et d’autres drogues depuis des années, se dresse une magnifique bibliothèque centenaire avec ses larges marches et ses colonnes dorées. Un « espace sécuritaire » au milieu du chaos du quartier Kensington, à Philadelphie.
« Avec la drogue et la violence qui sévissent dans le quartier, il n’y a pas beaucoup d’endroits où les enfants peuvent jouer. La bibliothèque est un des rares endroits sécuritaires où ils peuvent venir jouer et être des enfants », explique Bryan Belknap, qui a longtemps animé les programmes pour jeunes à la bibliothèque McPherson.
Les besoins des enfants dans ce secteur de la plus grande ville de Pennsylvanie sont immenses, explique-t-il. « Il y a beaucoup d’éléments stressants dans le quartier, mais les jeunes n’ont pas nécessairement accès à des façons saines de gérer leur stress, comme jouer dans un parc sécuritaire, par exemple. Alors, plusieurs développent des mécanismes d’adaptation qui ne sont pas sains. »
Il s’interrompt en voyant un groupe d’adolescents qui traverse le parc gazonné, jonché non plus d’aiguilles, mais d’embouts de seringues orange. Il va à leur rencontre pour les inviter à un atelier culinaire. Il ne travaille plus à la bibliothèque, mais poursuit sa mission d’aider les jeunes grâce à un nouveau programme visant à créer un filet de sécurité autour d’eux, à briser l’isolement et à ouvrir leurs horizons.
Bryan Belknap est bien connu des jeunes du quartier. « On l’appelait le “joueur de flûte”, en référence au célèbre conte pour enfants, raconte en riant la bibliothécaire Judith Moore. Les enfants nous demandaient tout le temps : “Est-ce que M. Bryan est là ?”.
C’est lui qui a commencé à faire de la slime avec les enfants à la bibliothèque, ça l’a rendu très populaire. »
« Lire pour des chips »
La bibliothécaire Judith Moore travaille dans le même sens que Bryan. Son but est d’offrir un « espace sécuritaire » dans un quartier où les enfants n’ont pas accès à une piscine publique ni à un centre récréatif. « C’est vraiment une bibliothèque pour enfants, même si on a des adultes et des familles aussi, mais c’est un endroit connu où les jeunes qui vivent dans le périmètre de la bibliothèque peuvent venir seuls. »
Et les programmes foisonnent. Tous les jours, après l’école, la bibliothèque offre des activités pour les jeunes : cinéma, club d’échecs, jeux de société et jeux vidéo, yoga, cours de cuisine, expériences scientifiques, ateliers d’arts et heures du conte. Sans oublier la fabrication de slime, cette pâte gluante toujours aussi populaire chez les enfants. « Ils viennent à la bibliothèque plutôt que d’être dans la rue. Ça les divertit et ça les éduque un peu en même temps », résume Judith.
Ils ont aussi droit à une « collation » après l’école, qui ressemble davantage à un véritable repas, une nécessité pour ceux qui ne peuvent manger à leur faim à la maison.
Pendant l’été, l’endroit offre également un programme de lecture, que les enfants ont rebaptisé « lire pour des chips ». La sympathique bibliothécaire prend ellemême les commandes des enfants pour acheter les sortes qu’ils préfèrent.
Fin des campements dans le parc
Mais pour se rendre à la bibliothèque, il faut d’abord traverser le « parc des aiguilles ». Lors du passage du Devoir, des policiers effectuaient une surveillance, repoussant par leur présence les usagers qui ont l’habitude de se faire des injections.
Il n’y a pas si longtemps encore, des dizaines de campeurs y avaient élu domicile. « Depuis environ un an, il n’y a plus de campements dans le parc, constate Mme Moore avec soulagement. C’est bien pour les enfants qui peuvent jouer sans voir les gens se piquer à côté, même si c’est partout dans le quartier. »
Pourtant, malgré le beau temps, il n’y avait pratiquement personne dans la petite aire de jeu clôturée au milieu du grand parc gazonné, où quelques usagers sont avachis sur les bancs. « Quand il y a trop de monde dans le parc, on ne vient pas », explique Lisandra Claudio, une mère de 27 ans qui a grandi dans le quartier et qui profitait de la quiétude du parc pour permettre à ses enfants d’évacuer leur trop-plein d’énergie.
Elle habite désormais dans un quartier adjacent, qu’elle considère comme plus sécuritaire, mais revient régulièrement dans le secteur pour rendre visite à sa mère. « Je ne voudrais pas élever mes enfants dans ce quartier, c’est trop dangereux. Je ne m’y sens pas en sécurité », confie-t-elle.
Surdoses et naloxone
Les employés de l’institution publique sont parmi les premiers bibliothécaires au pays — sinon les premiers — à avoir reçu une formation pour administrer la naloxone, un médicament qui permet d’éviter les surdoses liées aux opioïdes. C’est à la suggestion de l’un d’entre eux que l’équipe en a fait la demande en 2015.
« Pendant qu’on attendait la réponse de l’administration, on a eu une surdose dans les toilettes, c’était terrible », raconte Judith, qui ne peut retenir ses larmes en se remémorant cet événement.
À l’époque, très peu de gens connaissaient la naloxone, et les employés ont eu à l’utiliser plus souvent qu’à leur tour. « Au début, on l’utilisait beaucoup, mais plus maintenant », explique-t-elle. Aujourd’hui, tous les consommateurs et ceux qui travaillent avec eux ont de la naloxone sur eux. « Il arrive encore à l’occasion que les gens viennent nous demander du Narcan [nom commercial de la naloxone], mais on ne l’utilise plus nous-mêmes. »
Un employé de la bibliothèque est désormais posté en permanence devant la porte des toilettes, pour décourager les gens de s’y injecter de la drogue et s’assurer que personne n’y fait une surdose.
Mais la salle de bain, dont le papier de toilette est enchaîné à une barre de métal pour éviter qu’on le vole, reste accessible aux consommateurs du parc. « Ils viennent, mais pas lorsqu’ils sont sous influence, précise la bibliothécaire. Ils utilisent les toilettes, rechargent leur téléphone ou viennent pour se protéger de la pluie. Et c’est parfait ainsi. »