La Ville veut « faire le ménage » dans le quartier
La nouvelle mairesse mise sur les forces policières pour rétablir l’ordre à Kensington
La nouvelle mairesse de Philadelphie veut « faire le ménage » dans le marché de la drogue à ciel ouvert de Kensington. Elle durcit la répression policière et met des bâtons dans les roues des organismes qui offrent des services de réduction des méfaits, dont le populaire programme d’échange de seringues. Une situation qui inquiète grandement ceux qui travaillent sur le terrain, mais qui soulage certains habitants du secteur.
« Ils vont mourir », lance Shannon Ashe, cofondatrice de l’organisme The Everywhere Project, qui distribue de la nourriture, des vêtements, des bandages pour les plaies, du matériel de consommation sécuritaire et de la naloxone à plus de 1000 personnes par semaine. « On va voir une augmentation du nombre de décès, une augmentation des cas d’hépatites et de VIH. »
Comme plusieurs autres acteurs présents sur le terrain, elle critique le « changement radical » de la nouvelle administration municipale, qui mise sur la force policière plutôt que sur la prévention pour éradiquer les problèmes de drogue dans ce quartier dévasté. « Le nombre d’arrestations a augmenté de façon spectaculaire. Les gens dans la rue ont peur ; ils sont sans cesse forcés de se déplacer, ce qui n’est pas bon, parce que plus les gens sont éparpillés, moins ils sont en mesure de s’aider en cas de surdose. »
L’un des sites que l’organisme occupe depuis quatre ans est situé dans un stationnement appartenant à la Ville. « Ils nous disent qu’on ne pourra peut-être plus occuper ce site », se désole Mme Ashe. « Mais on va se battre. On travaille avec plusieurs autres organisations, on veut faire partie de la discussion. »
Terry Luma, qui sert des hot-dogs et offre un service de douches dans un véhicule récréatif reconverti tous les mercredis matin dans le secteur, s’inquiète lui aussi du sort des plus démunis. Des rumeurs selon lesquelles les ministères religieux comme le sien, If Not for Grace, ne pourront plus offrir de services dans la rue le préoccupent au plus haut point. « La nouvelle administration dit qu’elle veut aider le secteur, alors ils arrêtent les gens et veulent nous empêcher de leur offrir des services dans la rue. Comment ça va aider ? Je ne le sais pas. Peut-être qu’ils pensent que, si on arrête de les nourrir, ils vont aller ailleurs. »
L’argument selon lequel les organismes de réduction des méfaits contribuent au problème en attirant les consommateurs énerve Shannon Ashe au plus haut point. « On est là parce qu’ils ont besoin de nous, ils n’ont pas besoin de nous parce qu’on est là ! »
Rosalind Pichardo, qui travaille à la « Maison Soleil », refuse elle aussi de baisser les bras. « J’ai toujours travaillé ici, à Kensington, vécu à Kensington. Et je trouve important de continuer le travail, même si certains veulent nous en empêcher. »
Réduire les méfaits ?
La nouvelle mairesse, Cherelle Parker, s’est fait élire en novembre dernier sur la promesse de « nettoyer » Kensington. Les cent premiers jours de son mandat y ont en grande partie été consacrés. Elle a lancé le « caucus Kensington » et une série de mesures législatives afin de serrer la vis aux vendeurs et aux consommateurs de drogue du quartier. « Au premier jour de mon administration, j’ai publié une déclaration d’urgence en matière de sécurité publique et j’ai été claire sur le fait que nous ne tolérerions pas ce genre de crimes, qui nuisent à la qualité de vie », a déclaré la mairesse dans un communiqué de presse en janvier.
Elle promet plus de logements et de places en traitement de la dépendance. En parallèle, elle a également annoncé qu’elle ne financerait plus le seul programme municipal d’échange de seringues, géré par l’organisme Prevention Point, qui offre des services de réduction des méfaits à plus de 36 000 personnes par année.
Une décision qui désole James Latronica, médecin et président de la Société de traitement de la dépendance de la Pennsylvanie. « Les programmes d’échange de seringues sont très efficaces. C’est l’une des rares mesures de santé publique qui non seulement se payent par elles-mêmes, mais qui permettent aussi d’économiser des tonnes d’argent. » Non seulement il ne faut pas sabrer les mesures de réduction des méfaits, mais il faudrait en développer davantage, estime l’homme qui, comme plusieurs autres à Philadelphie, souhaite l’ouverture d’un centre d’injection supervisée — une mesure jugée trop controversée par les législateurs, qui bloquent l’initiative.
Il pousse même plus loin, plaidant pour la légalisation des drogues, une mesure qui permettrait, selon lui, d’assurer une meilleure qualité des substances. « Si tu dis que tu ne veux pas que les gens s’injectent [de la drogue] dans la rue, donne-leur un endroit sécuritaire pour le faire ! Si tu ne veux pas que les gens se retrouvent à l’hôpital et que les fonds publics payent pour des médicaments contre l’hépatite et le VIH,
Ils vont mourir » SHANNON ASHE
donne-leur des aiguilles propres ! Si tu ne veux pas que les gens s’empoisonnent [avec les drogues de rue], donne-leur un approvisionnement non empoisonné ! Des fois, les réponses sont tellement évidentes. J’espère qu’un jour, on va regarder [la situation actuelle] en rétrospective et se demander : “Mais à quoi pouvait-on bien penser ?” »
Monika VanSant, une médecin spécialisée en traitement de la dépendance qui traite des plaies à Philadelphie, abonde dans le même sens. « Il faut garder les gens en vie jusqu’à ce qu’ils soient prêts à aller en thérapie », dit-elle.
L’équipe de la mairesse n’a pas répondu aux demandes d’entrevue du Devoir.
« Crisse ton camp d’ici »
Dans la rue, Gary Kidd, 46 ans, trouve que la nouvelle approche de la mairesse est « un peu dure ». Il prendrait plus de toilettes mobiles et moins de policiers qui l’obligent à se déplacer sans cesse. « Tu n’arrives jamais à trouver une place pour t’asseoir et relaxer, il faut toujours bouger, ils nous repoussent plus bas dans la rue. » Ça n’empêche pas l’homme qui se tient à côté de lui, bien visible dans une petite rue, de faire une injection dans le cou à un client contre quelques dollars sans que personne vienne le déranger.
Un peu plus loin, la police déloge un petit groupe installé au coin d’une rue. Un homme assis contre un mur refait les bandages sur sa jambe le plus rapidement possible avant de s’éloigner en claudiquant ; un autre tient une seringue dans sa bouche, visiblement pressé d’aller se faire une injection un peu plus loin. « Merci de votre coopération », lance le policier avec la voix métallique de son haut-parleur.
Les policiers ne sont pas les seuls à déloger les gens qui vivent ou se font des injections dans la rue. « Allez plus loin, on va ouvrir, ce n’est pas bon pour la business », lance Michael à un groupe de personnes visiblement intoxiquées en ouvrant la grille du ferrailleur où il travaille. Le ton monte lorsque quelqu’un lui répond que les trottoirs appartiennent à tout le monde. « Crisse ton camp d’ici », lui répond l’employé, qui viendra plus tard s’excuser à la journaliste d’avoir « sacré devant une femme ».
Le propriétaire de l’entreprise, Michael Mayberry, a grandi dans le quartier. Petit, il allait nourrir les pigeons avec sa grand-mère dans le parc McPherson, désormais surnommé le « parc des aiguilles ». Il a vu le quartier se détériorer, et a déménagé parce qu’il ne pouvait pas imaginer y élever ses enfants. « Le quartier a été abandonné pendant des années, ils s’en foutaient carrément. Ils s’y intéressent davantage maintenant parce qu’il y a de l’argent impliqué, à cause de la gentrification de certains secteurs. Mais avant, ils s’en foutaient. Ils ont laissé le quartier devenir de la merde », se désole-t-il.
C’est pourquoi il approuve « à 100 % » les mesures de la mairesse Parker. Il sait que les gens qui consomment vivent de grandes souffrances, qu’ils tentent de noyer dans la drogue. Il sait que c’est toujours plus compliqué qu’il n’y paraît. Mais il estime qu’il est temps de remettre de l’ordre dans le quartier.
« Ce serait génial d’amener mes enfants ici, qu’ils puissent avoir la même expérience que moi j’ai eue. Je ne vois pas cette possibilité dans un avenir proche, mais avec les nouvelles mesures qui sont mises en place, ça devient une possibilité. »