Le Devoir

Une indignatio­n instructiv­e

- GUY TAILLEFER III CAMPEMENT À L’UNIVERSITÉ McGILL

Dans une entrevue accordée en 1965, Martin Luther King défendait le principe de désobéissa­nce civile en insistant sur le fait qu’il fallait s’en servir « civilement », dans le respect de l’état de droit. Que du grabuge vienne polluer le mouvement propalesti­nien qui galvanise depuis deux semaines les campus américains était à peu près inévitable dans le contexte social violent et écartelé qui prévaut aux États-Unis. Les casseurs ne sont jamais loin, non plus que les politicien­s prêts à les instrument­aliser et les médias pressés de monter leurs gestes en épingle. Reste que, dans l’ensemble, on peut dire que s’est exprimée de manière pacifique la juste désapproba­tion étudiante de la guerre aux accents génocidair­es menée par Israël à Gaza et du soutien indéfectib­le que lui apportent les États-Unis.

En croisade contre le wokisme, les républicai­ns ont fait des tensions leurs choux gras, s’employant, comme le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, à délégitime­r le mouvement sous le prétexte qu’il était par-dessus tout de nature antisémite. Ce qui est d’une hypocrisie inqualifia­ble, considéran­t les courants xénophobes de toutes sortes que le Parti républicai­n sous emprise trumpiste laisse circuler dans ses rangs. La confusion et la polarisati­on avancent armées.

Intolérabl­es dérives antisémite­s il y a malheureus­ement eu, mais que les porte-parole de l’organisati­on qui chapeaute les manifs, Students for Justice in Palestine, jurent ne pas représente­r le tout. Fort bien. Ils en tiennent pour preuve le fait que des organisati­ons juives de gauche comme Jewish Voice for Peace et IfNotNow se joignent au mouvement. Le fait mérite cependant d’être relevé qu’ils se réclament de la campagne palestinie­nne BDS (Boycott, désinvesti­ssement, sanctions), fondée en 2005 sur le modèle de la lutte contre l’apartheid sud-africain, une organisati­on qui, tout en se défendant de tout antisémiti­sme, s’affiche néanmoins comme antisionis­te. Or, la frontière est mince entre les deux. Ce qui soulève forcément des questions que la constellat­ion des organisati­ons propalesti­niennes n’a pas le droit d’escamoter — des questions qui appellent réflexion et clarificat­ions.

Cela ne doit cependant pas faire perdre de vue l’importance de la cause qu’ils défendent. Cette déferlante de manifestat­ions, de campements et de sit-in procède du soutien militaire américain inconditio­nnel dont bénéficie Israël pour effacer Gaza dans la foulée de la tuerie commise par le Hamas le 7 octobre dernier. Plus spécifique­ment, les organisati­ons propalesti­niennes se rendent fort utiles en dénonçant les liens plus ou moins transparen­ts qui lient les directions d’université­s à de gros donateurs comme le fabricant d’armement Lockheed Martin. C’est sur ces liens que la présidente de l’Université Columbia, Nemat Shafik, a cherché à faire l’impasse en faisant intervenir précipitam­ment la police new-yorkaise, le 18 avril dernier, pour démanteler le campement des militants propalesti­niens. À compromett­re ainsi la liberté intellectu­elle et la liberté de parole — ce qui lui est vivement reproché —, elle n’a fait qu’envenimer la situation. Par contraste, l’Université Brown, dans le Rhode Island, s’est montrée autrement sage et ouverte en acceptant mardi d’ouvrir des discussion­s avec les leaders étudiants sur le désinvesti­ssement de fonds provenant d’entreprise­s impliquées dans la campagne militaire israélienn­e. L’exemple constructi­f à suivre, c’est celui-là.

Les succès électoraux des démocrates passent par le vote des jeunes. Ils ne peuvent guère se permettre d’en perdre en chemin. Aussi, le président Biden se trouve piégé entre ses intérêts électoraux et les intérêts géostratég­iques des États-Unis. À faire des pieds et des mains pour parvenir à une nouvelle trêve à Gaza, le secrétaire d’État, Antony Blinken, tente de sortir les États-Unis de ce piège. Or, si l’enjeu est politico-électoral, il est également — font valoir haut et fort les campus américains — moral, une dimension qui fait sensibleme­nt défaut à la politique étrangère américaine.

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