Paix sociale à la montréalaise
Alors que tous les yeux sont rivés sur le campement propalestinien à McGill, j’ai envie de vous parler non pas de ce qui se passe, mais de ce qui ne se passe pas à Montréal. Certes, l’attaque du 7 octobre contre Israël et les bombes qui n’en finissent plus de tomber sur Gaza ont élevé le niveau de tensions intercommunautaires un peu partout dans la ville. Il suffit toutefois de se comparer pour prendre la mesure de la résilience particulière du tissu social montréalais — jusqu’à présent. Il y a plusieurs pistes d’explication à ce phénomène.
D’abord, ça peut sembler étrange à dire, mais la géographie de la ville nous aide. À Toronto, plusieurs des institutions phares de la communauté juive sont en plein centreville, sur les grandes artères qui balisent le parcours normal des manifestations. La situation donne lieu à des moments surréels que l’on s’est épargnés ici.
Par exemple, lors d’une grande manifestation, le 12 février dernier, le Spider-Man de Toronto — un peu l’équivalent de l’Anarchopanda du printemps étudiant de Montréal — était parmi la foule à escalader les édifices le long du parcours. Une fois rendu sur la University Avenue, le personnage anonyme a grimpé sur la façade de l’hôpital Mount Sinai avant de continuer son chemin.
Des Canadiens d’origine palestinienne qui ont de la famille à Gaza ont pris la parole lors de cette manifestation, alors que l’armée israélienne annonçait vouloir se lancer dans une offensive sur Rafah. Leur message n’a pas passé. Le lendemain, toute la classe politique canadienne était en train de dénoncer… la présence de Spider-Man et de son drapeau palestinien sur un hôpital fondé par la communauté juive. Même le premier ministre Justin Trudeau a déploré sur X « cette démonstration d’antisémitisme ».
Ce n’était pas la première affaire du genre. Parce que les manifestations se retrouvent parfois en face de leurs institutions, plusieurs membres de la communauté juive de Toronto sentent qu’on manifeste contre eux, personnellement, et non contre le gouvernement d’Israël. Les organisateurs se défendent, bien sûr, d’avoir de telles intentions. Après près de sept mois de telles tensions, le dialogue social, là-bas, est devenu presque impossible.
Par « chance », à Montréal, l’Hôpital général juif n’est pas sur la rue Sherbrooke, et la plupart des écoles, des synagogues et des centres communautaires juifs de Montréal sont situés plus loin du coeur de l’action. On ne se pile pas sur les pieds de la même manière.
On a fait aussi des choix tactiques différents de ceux d’ici. Là-bas, on a manifesté à quelques reprises contre des commerces qui ont des activités dans les territoires palestiniens occupés ou qui soutiennent financièrement l’armée israélienne — et qui sont par ailleurs dirigés par des personnes juives. Alors que, d’un côté, on voit dans ces gestes une dénonciation politique de ce qui est perpétré par Israël, de l’autre, on ne voit là qu’une forme de pogrom. Là aussi, tout le monde est à cran. Plus qu’ici.
À Montréal, le plus important édifice à avoir été ciblé de la sorte est celui de Radio-Canada, qui a fait l’objet de graffitis dénonçant une « complicité avec le génocide » en novembre dernier. Le débat sur l’antisémitisme ne fait pas écran au message des manifestants de la même manière.
Je ne veux pas non plus peindre un portrait trop rose de notre situation. On se souviendra, par exemple, du discours tout à fait inacceptable prononcé par Adil Charkaoui durant la manifestation du 28 octobre dernier. Seulement, à ce point-ci, toute personne qui comprend un peu les mouvements sociaux montréalais sait que l’homme est une espèce de patate chaude opportuniste qui émerge chaque fois qu’il y a de l’action pour faire déraper le dialogue public. Personne de sérieux ne le considère comme une voix rassembleuse.
Par ailleurs, les coups de feu contre deux écoles juives de Côte-des-Neiges ont choqué la ville en novembre dernier. L’affaire a éveillé les craintes des parents, et à juste titre. Notons que des mois plus tard, aucune information ne permet d’établir l’identité ou les motifs des responsables de ces crimes haineux.
Depuis l’automne dernier, on n’a pratiquement pas entendu parler, dans les médias, de la mairesse de Côte-desNeiges–Notre-Dame-de-Grâce, Gracia Kasoki Katahwa. Si la réponse de son équipe aux attaques commises dans son arrondissement avait été complètement dépourvue de sensibilité, son nom serait partout. Le travail consistant à rassurer les communautés et à faire baisser la tension dans nos quartiers se fait loin des projecteurs. C’est par ce qui ne fait pas la nouvelle, parfois, qu’on peut comprendre que, même si la situation est loin d’être facile, les choses pourraient aller beaucoup, beaucoup plus mal.
Finalement, durant ces presque sept mois d’une guerre qui met bien des gens d’ici sur les nerfs, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) n’a presque pas fait les manchettes. Non pas parce que la police est inactive. Mais parce que des choix ont été faits, jusqu’à présent, sur la manière d’intervenir dans les manifestations et de répondre aux plaintes pour discours haineux antisémite, antipalestinien ou islamophobe. Quand on ne parle pratiquement pas du SPVM, bien qu’on marche à Montréal semaine après semaine, c’est que, là aussi, ça pourrait aller beaucoup plus mal que ça ne va jusqu’à présent.
Cette relative paix sociale montréalaise qui subsiste malgré tout dans le contexte — j’insiste sur le mot « relative » — , elle est précieuse. Et très fragile. Les décisions du SPVM, de nos tribunaux et de l’administration de l’Université McGill cette semaine pourraient nous rapprocher du niveau de tension qui mine la plupart des grandes villes nord-américaines.
Aujourd’hui, Montréal peut décider d’asseoir fièrement sa différence, ou de l’effacer. La métropole peut se rapprocher de Toronto ou de New York, ou faire les choses à sa manière. Dans les jours, voire les heures qui suivent, son leadership choisira.