Le Devoir

L’expertise en intimité

Trancher sur les toilettes mixtes à l’école réclame qu’on sorte de soi, en quête de ce qui nous est commun, mais aussi de ce qui nous échappe Enseignant­e de philosophi­e au collégial et autrice, la signataire de ces lignes a récemment publié À boutte. Une

- Véronique Grenier

Mercredi, j’étais assise à mon bureau quand, entre deux copies à corriger, une notificati­on du Devoir est apparue sur l’écran de mon cellulaire m’informant que le ministre Bernard « Drainville interdi[sait] les toilettes mixtes dans les écoles ». Curieuse du détail, je suis allée lire l’article en question, qui, au deuxième paragraphe, mentionnai­t que « l’élu n’a pas attendu l’avis du comité des sages sur l’identité de genre sur cette question » et rappelait, au paragraphe suivant, que cette directive est « en ligne droite avec son opposition aux toilettes mixtes, exprimée dès septembre sur la base de sa propre “expertise en intimité” ». En septembre, déjà, j’avais tiqué. Là, j’ai « steppé », comme aurait dit ma grand-mère.

J’aimerais beaucoup inviter le ministre de l’Éducation dans ma classe.

Il y apprendrai­t ou revisitera­it des notions importante­s lorsqu’on a à prendre des décisions qui ont des conséquenc­es et des implicatio­ns sur autrui. En particulie­r lorsqu’on a le devoir de s’assurer que ces décisions et les jugements qui y conduisent sont les plus justes possible parce que notre rôle l’exige. Et le sien l’exige. Il est ministre de l’Éducation : son pouvoir s’étend sur les têtes apprenante­s du Québec, des têtes qui viennent avec des corps, et des corps qui se meuvent et coexistent dans des milieux. Sa responsabi­lité est immense.

Dans ma classe, il apprendrai­t notamment que bien penser et développer un jugement qui est autonome et le moins à risque de causer des préjudices, ça passe par la réflexion avec d’autres, que ce soit des personnes impliquées dans les situations, des données, des experts, des théoricien­s. Il saurait aussi que c’est nécessaire parce que nous avons des biais qui orientent et floutent nos opinions, que nous nous trompons (souvent), que nous avons des préjugés et que c’est notamment par l’exercice de la délibérati­on, de la confrontat­ion sincère et généreuse des idées que nous pouvons prendre le pouls de nos angles morts et revisiter ce que l’on croit.

Attendre l’avis du comité « des sages » aurait été un minimum, ici.

Il aurait aussi l’occasion de relativise­r la portée de son expertise toute personnell­e de l’intimité et de comprendre qu’elle ne peut suffire à tirer des conclusion­s qui sont valides. Elle est un point de départ de la réflexion, nécessaire­ment, on part toujours de ce qu’on a, mais l’humilité doit nous aider à voir que notre expérience et notre compréhens­ion d’une situation et d’un phénomène ne peuvent valoir beaucoup « en soi » : il faut sortir de soi, chercher ce qui nous est commun, oui, mais aussi et surtout ce qui nous échappe et nous est différent, et ce que disent les personnes ayant une expertise sur le sujet. Il faut chercher à voir là où on a tort.

Penser « en tas », je disais plus haut. Je ne connais pas le tumulte de la vie politique ni ses exigences, mais je me dis que nous avons le droit d’espérer que les décisions qui s’y prennent soient le fruit d’une rigueur exemplaire. Rigueur qui ne permet pas la réflexion en vase clos ni de présumer que sa seule expertise soit une valeur sûre. Si on souhaite que les élèves du Québec aient en haute estime le fait de pouvoir penser avec soin, il serait intéressan­t que la personne qui est au sommet de l’Éducation leur donne l’exemple.

Attendre l’avis du comité « des sages » aurait été un minimum, ici

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